Comment marchent les philosophes
Le temps long des vacances étant propice aux séances de lecture moins hachées que tout le reste de l’année, j’en ai profité pour reprendre la lecture de Comment marchent les philosophes de Roger Pol-Droit. La 4e de couverture évoque « 27 récits allègres et virtuoses » en lien avec les 27 philosophes évoqués tout au long de l’ouvrage. Le plaisir ressenti à la fréquentation de ces grandes figures antiques et modernes est bien réel ; je le confirme. Mais c’est surtout la thèse de l’auteur, discrètement distillée au final, qui pour ma part m’intéresse. Elle vient éclairer, selon lui, « comment s’agencent, pour qui se veut philosophe, marche, parole et pensée. En réalité, les trois ne forment en effet qu’une seule et même activité, déclinée selon des registres distincts, mais animée d’un seul et même mouvement interne » (p.223). La marche, la parole et la pensée sont donc toutes trois reliées. Pour moi qui depuis des années ai fait des plages des Landes un bureau d’été, poser un instant l’ouvrage sur le sable après une longue astreinte à la lecture et marcher librement les pieds dans l’eau le long du rivage sont une façon bien réelle d’éprouver par le corps et l’esprit la leçon du philosophe. A l’instant de la transcription à l’écrit, la marche, la parole et la pensée ne font plus qu’un.
Je veux retenir encore du livre de Roger-Pol Droit les notions, jumelles donc, de « marcher debout » et de « penser debout ». J’y reviendrai sans aucun doute lorsque, le 14 septembre à la HES-SO de Genève, il s’agira de penser la notion de « présence à soi » comme un élément déterminant du déplacement de soi dans l’acte éducatif ou formatif ou lorsqu’il s’agira, comme à Nancy dans le cadre du Congrès annuel de l’ANPF les 21 et 22 septembre, de réfléchir l’importance de la capacité à voir au-delà de ce qui se donne à voir notamment par le biais de ce processus que je nomme le point d’inflexion. Dans cette perspective, j’ai plaisir à souligner cette phrase de Roger-Pol Droit qui dit que « penser debout, c’est discerner même à l’intérieur des singularités infimes, une autre dimension » (p.116) et ne peut m’empêcher de l’articuler à cette autre qui la précède : « la philosophie comme pensée debout (…) peut donc se préoccuper d’objets infimes, éventuellement ignobles et méprisables, pour y chercher fragments d’absolus et vérités durables » (p.115). A l’égal de tant d’autres de mes collègues éducateurs, j’ai toujours eu l’assurance que c’est au travers de la banalité des actes du quotidien que la personne accompagnée dans le grandir, qu’elle soit enfant, adolescent ou adulte, éprouve cette présence à soi d’un autre que soi autorisant la prise de risque… et au final le déplacement dans le comportement et la façon d’être au monde.
Ultime remarque avant de reposer l’ouvrage… le titre ne comporte pas de point d’interrogation. Comment marche les philosophes ne pose donc pas une question mais délivre bel et bien une affirmation. Marcher en philosophe c’est « aller de l’avant » et accepter que « rien ne revient en arrière. Ni le corps, ni la pensée. Ni le temps ni les mots. Encore une fois, le passé les habite. Il les imbibe, les irrigue. Mais ne les aspire pas » (p.224). Le pire pouvant advenir à l’humanité serait alors l’immobilité des corps et des idées. Et si nous ne marchions plus ? interroge Roger-Pol Droit. L’ombre d’un doute passe mais s’efface aussitôt. « …il n’y a pas de fin au voyage des humains. Les pas d’un individu un jour s’arrêtent. Ceux des autres continuent. Ce qui paraît sans issue, à l’échelle de ma vie limitée, est en réalité sans fin » (p.231). La leçon est trop bonne à prendre pour être délaissée en ces temps où chaque jour est proclamée la mort de tel ou tel courant de pensée, système ou cycle de progrès ; en ces temps où sur tous les mass média se cultivent par complaisance des lendemains apocalyptiques. Rien ne serait plus comme avant ! Et c’est tant mieux, dit le philosophe, pour qui les situations en apparence sans issues sont le meilleur défi lancé à la tentation de penser.
Roger-Pol Droit, Comment marchent les philosophes, éditions Paulsen, Paris, 2016