L’amour fait gagner du temps

L’amour fait gagner du temps

Cette semaine, je rencontre à la haute école Léonard de Vinci de Bruxelles les professionnels, d’abord, et les étudiants, ensuite, pour penser et débattre sur la question du temps dans la relation d’aide sociale, éducative et de soin. Il s’agit-là d’un thème qui hante l’éducation spécialisée de la même manière qu’il habite le devenir de l’humanité. De fait, Œdipe fut d’abord un récit fondateur, par l’inspiration géniale de Sophocle, avant qu’il ne devienne un complexe, par le génie de Sigmund Freud. Ainsi, l’histoire ne se limitant ni à l’énigme du Sphynx ni au parricide et à l’inceste, ce sont les yeux crevés et la rage éteinte que, à la fin de sa trajectoire de vie, le héros du mythe enseigne à l’homme comment advenir à lui-même en tant que Sujet de sa propre existence. Car il faut le long temps d’une vie, et pas seulement une succession d’instants pour composer une existence. De la même manière, devient adulte éducateur, qu’il soit parent ou professionnel, celui qui renonçant à la perception immédiate sait voir et entendre au-delà de ce qu’un comportement donne à voir et à entendre. A cette condition, oui, l’amour est aveugle… Il voit ce que le commun ne voit pas.

Avec ces deux interventions à Bruxelles, il s’agit par-delà les évidences d’aller quérir la complexité de la relation d’aide éducative et de soin dans ce qu’elle mobilise de soi, l’éduc, et de l’autre, la personne accompagnée. Il s’agit donc d’aller au-delà les formules toutes faites et les discours sur les valeurs pour tenter de comprendre comment, dans un cheminement au quotidien, le temps est à la fois le matériau et l’outil par et avec lequel la relation opère un retour vers une trajectoire de vie qui ne soit plus seulement subie mais choisie. Depuis l’origine moderne de l’éducation spécialisée (faisons la naître avec le mythe de l’éducation de Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron par Jean-Marie Gaspard Itard), les éducs ont une intuition claire de ce à quoi ils s’adressent lorsqu’ils s’engagent dans une relation d’aide à un autre qu’eux-mêmes. Ils savent que, sans jamais manier le bistouri ou le scalpel, loin de toute boucherie, ils vont aller opérer au plus proche de l’intériorité d’un être en construction. Ils perçoivent, sans toujours savoir le formuler, que ce sont des matériaux de l’histoire d’un sujet en devenir qu’ils vont être appelés à manipuler. Et ils vont le faire en ayant recours à leur propre histoire ; ce qui n’est pas le moindre paradoxe. J’ai déjà commis ce récit qui hante ma mémoire de professionnel ; celle de Duduche, jeune adulte psychotique, qui par ses mots et son discours parvint un jour à me déstabiliser dans la connaissance de son histoire propre (pourtant lue et relue à partir de son dossier) et à me faire partager sa conviction de l’existence d’un frère que ma raison savait n’être pas. Tout cela pour me dire que, comme ce frère fantasmé, moi aussi j’allais bientôt mourir.

Mais, c’est par une autre histoire que j’introduirai cette fois ci mes travaux à Bruxelles. Je l’ai contée dans Oser le verbe aimer en éducation spécialisée après l’avoir empruntée à Margueritte Yourcenar. J’en reprends les termes essentiels : « A ce contact précoce avec une âme et une chair malades, il (Mishima) dut peut-être, leçon essentielle, sa première impression de l’étrangeté des choses. Mais surtout, il lui dut l’expérience d’être jalousement et follement aimé, et de répondre à ce grand amour. « A huit ans, j’avais une amoureuse de soixante-ans », a-t-il dit quelque part. Un pareil commencement est du temps gagné. » (p.20) C’est parce qu’il sécurise et encourage le rapport de soi à soi en passant par un autre que soi, que l’amour fait gagner du temps à toute personne, enfant ou adulte, engagée dans la construction ou la reconstruction de sa trajectoire de vie. La personne a besoin de se reconnaître dans le regard d’un autre que soi sans pour autant se perdre soi pour se connaître. Je sais que je n’énonce là que des banalités tant le processus de subjectivation est désormais bien connu des professionnels ; lesquels pour autant n’en repèrent pas toujours les ressorts à l’œuvre dans la relation tissée au quotidien.  Il est important que tout adulte, parent ou professionnel, accompagnant une personne dans son advenir à elle-même sache que ce ne sont pas tant les événements rationnels, perçus tels qu’ils sont, qui vont permettre la construction d’une identité, mais bien plutôt la façon de s’en saisir et le récit que la personne va pouvoir élaborer pour elle-même à partir de ceux-ci. « Ils se racontent des histoires ! », disent-ils souvent à propos des personnes qu’ils accompagnent. Et parmi celles-ci, il en est, enfants ou adultes, pour lesquels la vie fait sans cesse des histoires sans jamais parvenir à composer une histoire… comme le dit très justement Michèle Benhaïm. Fantasme ou réalité d’un vécu traversé, c’est à ce matériau composite que s’attaque l’adulte éducateur. C’est ce à quoi il s’engage de travailler dès lors qu’il accepte que sa posture ne soit pas une imposture. Et c’est ce temps gagné à partir d’un temps perdu qui enflamme la réitération des symptômes et donne l’impression que « ça » recommence sans cesse dès lors qu’un adulte, par moi appelé « référent de cœur », s’attelle à dénouer ce qui sous l’effet d’un impact traumatique enkyste le devenir de la personne.

Marguerite Yourcenar, 1980, Mishima ou La vision du vide, coll. Folio, éditions Gallimard, 2010

Michèle Benhaïm, Les passions vides, chutes et dérives adolescentes contemporaines, éditions érès, 2017

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