Non, toute la protection de l’enfance n’est pas en échec!
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Dans le journal Le Monde daté du jeudi 24 septembre 2020, une centaine de médias ont signé un appel aux citoyens afin de défendre la liberté d’expression. Tous dénoncent une tendance lourde à substituer l’échange d’insultes au partage d’idées, à banaliser le recours à la violence de préférence à la discussion, et à subordonner la complexité des faits à la radicalité des discours. Cette dérive n’est pas nouvelle ! Lorsque, à la Une du même journal Le Monde, Alain Finkelkraut qualifiait Philippe Meirieu de « garde rouge de la cul-culture préparant les génocides du XXIe siècle » il n’y eut guère de monde pour s’en émouvoir. Il est vrai que, dans le même temps, la banalisation de l’insulte s’installait jusqu’au plus haut niveau du pouvoir où fleurissaient les propos sur les « odeurs dans les H.L.M. », sur les « sauvageons », sur les cités à nettoyer au Kärcher et autres « casse-toi pauvre con ! ». Dans le même temps, au sein de l’éducation spécialisée, le recours à la « violence verbale » n’était pas chose exceptionnelle non plus. J’avais 20 ans, et je n’en menais pas large, lorsque je découvrais le métier d’éduc et ses réunions hebdomadaires au sien desquels quelques « grandes gueules » tentaient d’imposer leur point de vue à la force d’un verbe haut. Mais à l’époque, il est vrai, les équipes et les institutions étaient assez solides pour laisser libre cours à cette forme d‘expression sans pour autant en subir les conséquences sur les pratiques quotidiennes. Or, vu les difficultés et les renoncements au « faire équipe » qui sévissent aujourd’hui dans les établissements, il n’est pas sûr que de telles digues existent encore… Le collectif ne fait plus cadre et l’autorité, qu’elle émane d’un pouvoir hiérarchique ou d’une expertise professionnelle, ne fait plus le poids face à un individualisme exacerbé. Aussi, cet appel à défendre la liberté d’expression sonne-t-il comme un tocsin. Il est à entendre… et il est à compléter.
En plus de défendre la liberté d’expression, il nous appartient plus que jamais de développer et de promouvoir la faculté de penser. En ce domaine aussi, le fait d’avoir confié à l’audimat et autres divers palmarès le soin d’arbitrer le vrai du faux ou le scientifique de l’idéologique produit ses ravages. Dans le supplément Sciences et médecine du journal Le Monde en date du 30 septembre, un collectif de chercheurs dénoncent, une fois de plus, la façon dont sont aujourd’hui publiés les travaux scientifiques dans les revues accrédités, et ses effets délétères. Ce sont des communautés de chercheurs qui s’effondrent en même temps que s’étiole la communication scientifique. Las, le mardi 22 septembre dans une double page du journal Le Monde, Nicolas Truong s’exprime sur la décision des fondateurs et gérant de la revue Débat de mettre fin à la publication de celle-ci, après quarante ans d’existence. D’après les fondateurs, Le Débat disparaît parce que le débat n’existe plus. Les Sciences humaines et sociales ne sont donc aucunement épargnées par une forme de déroute de la pensée. Dans un tel contexte, nous revient la responsabilité d’affirmer haut et fort que « non, la protection de l’enfance en France n’est pas un échec. » Ces dernières années, de nombreux films ou documentaires ont produit leur effet sur une opinion publique désormais convaincue de l’incurie de tout un secteur et de la faillite de ses professionnels. Il est vrai que bien avant cette mise en coupe médiatique, le professeur Maurice Berger avait lancé son pavé dans la mare avec son ouvrage au titre radical : L’échec de la prévention de l’enfance. L’honnête homme avait sans doute de bonnes raisons de dénoncer certains excès et leurs impasses dramatiques. Toutefois, dans un contexte sociétal où l’annonce marketing prévaut sur le message délivré, l’ouvrage eut le tort de d’amplifier les soupçons à l’égard de tout un secteur. En ce domaine comme ailleurs, la réalité s’accorde mal avec la radicalité.
Dans Ces parents qu’on soutient un ouvrage tout aussi exigeant mais sans aucun doute moins marketing, Jean-Pierre Thomasset replace le long temps de la protection de l’enfance dans sa néanmoins très courte histoire. Son analyse rappelle que la protection de l’enfance n’est pas un produit hors sol surgit ex-nihilo par la volonté de quelques bonnes âmes, confessionnelles et/ou républicaines. Il détaille comment la protection de l’enfance est, au contraire, le fruit d’une longue gestation et d’une lente maturation sous l’effet combiné de l’évolution des mœurs, des orientations successives des politiques publiques, du développement des sciences humaines et sociales. Appréhendée comme telle, la protection de l’enfance, loin d’être une machine, est une entité vivante, à la fois repérée dans ses limites et appréhendée dans sa diversité. De manière assez pertinente, Jean-Pierre Thomasset repère les quatre formes de discours qui sont venues successivement porter et nourrir les quatre grands corpus de textes juridiques codifiant la protection de l’enfance. Rien d’étonnant alors à ce que cette généalogie ne fonctionne pas selon le modèle de strates superposées, homogènes et étanches mais que perdurent, d’une strate à l’autre, des façons de penser et des manières d’agir pouvant être légitimement interprétées comme étant d’un autre temps. Rien d’étonnant à ce que les abus de pouvoir et autres formes de maltraitance, manières de faire venues d’un autre temps, resurgissent en des temps où fléchissent de manière générale la liberté d’expression et l’exigence de penser. Dans Eduquer les enfants sans repères, publié en 1996, je provoquais quelques remous en identifiant sous une même problématique et en rassemblant sous un même totem (la chauve- souris) le comportement des enfants issus de l’immigration et du divorce. Les analyses développées alors sont désormais dépassées mais le problème demeure ; celui du traumatisme consécutif à une perte des repères. Aujourd’hui banalisé, le divorce met plus que jamais des gamins à mal. Les conséquences sociétales de la séparation de deux adultes sont sans commune mesure avec l’ampleur des impacts sur le développement de l’enfant. C’est ce que donnent à penser Diane Khoury et Gérard Neyrand, chercheurs et acteurs dans le domaine de la protection de l’enfance. Quitte à provoquer les désaccords et le débat! Car, maintenir l’idée que la protection de l’enfance est en échec c’est admettre le fait que toute la société est en échec.