Cher Michel Lemay,

Cher Michel Lemay,

Et voilà que la Mort nous joue un bien mauvais tour… Bien sûr, à 91 ans, tu t’attendais à ce qu’elle vienne frapper à ta porte, et tu l’attendais sans impatience ou crainte. Tu avais pour cela le sentiment de l’œuvre bien accomplie associé au souvenir, chaque jour plus poignant, de Celle déjà partie, la compagne de ta vie et celle de tous tes engagements. Alors, il fallait bien que la Camarde fasse son labeur et vienne t’emporter, toi, à ton tour. Mais merde, fallait-il qu’elle le fasse au plus mauvais moment ! Oui, je sais, il n’y a pas, il n’y a jamais de bons moments pour partir et pour s’atteler à devoir sublimer l’ab-sens par l’absence.

Mais là, Michel, en ce moment, ils sont déjà si nombreux, et chaque jour un peu plus encore, tous les idéologues de la rationalité postmoderne ayant fait mains basses sur la plupart des grands conglomérats associatifs, des instituts régionaux de formation ou des grandes instances dites représentatives du travail social, pour qui cette éducation spécialisée que vous avez impulsez, les Myriam David, Maurice Capul, Michel Lemay, Jacques Ladsous, … et d’autres peut-être moins connus, est devenue totalement obsolète parce que forcément trop subjective, pas assez objective à leur goût. C’est d’ailleurs pour combattre cette subjectivité qu’ils ont décidé de supprimer les savoir-être des référentiels métiers et compétences des diplômes de niveau 6 (ES, AS, EJE, ETS, CESF). C’est pour combattre cette subjectivité qu’ils multiplient les protocoles, les procédures, les recommandations, les référentiels de bonne pratique de sorte à substituer la norme à l’engagement de soi dans la relation (cf. la revue Empan n°95). Et il suffit de lire les « posts » sur les réseaux sociaux, ces espaces d’expression où il est d’usage désormais de ne retenir ni ses « bons mots » ni ses « mauvais coups », pour prendre conscience que nous, vos héritiers en pensées et en action, sommes d’ores et déjà relégués au rang « d’historiques » ; c’est-à-dire au rang d’acteurs et d’auteurs dépassés parce que du passé. L’époque est tellement convaincue que pour aller vers le progrès il faut d’abord faire table rase de tout ce qui l’a précédé. Aussi, toi disparu et une fois prononcés les funèbres éloges, tous ceux-là se sentiront d’autant plus libres de poursuivre la démolition de l’éducation spécialisée telle qu’elle est savamment entreprise depuis près de quarante ans.

Alors bien sûr, Michel, nous ne lâcherons rien. Non pas en raison d’un quelconque aveuglement idéologique. Non pas seulement par fidélité aux grandes figures que vous fûtes, toi Capul, David, Ladsous et les autres. Mais parce que dans toutes les institutions où ça foire, dans toutes celles où les gamins accueillis prennent le pouvoir sur des adultes désemparés, où les professionnels se barrent parce que ne trouvant plus aucun sens à être-là, présents au quotidien, où les directions peinent à recruter (c’est le grand problème du moment)… dans tous ces lieux qui partent à la dérive c’est l’humain qui a été réifié au nom de la technicité. En revanche dans tous les lieux où ça marche (et il y en a aussi), où les personnes accueillies cheminent vers du mieux-être, où la singularité des postures éducatives trouve place au sein d’un agir commun, où la fonction de cadre n’interdit pas le lien convivial, où la proximité des uns et des autres loin d’être un facteur de confusion participe d’un dynamique de changement, dans tous ces lieux-là c’est l’humain qui au contraire contrarie les co-errances et cimente les cohérences. Et tu l’as clairement explicité aussi bien dans la réédition de de l’éducation spécialisée que dans ton triptyque sur les Forces et souffrances psychiques de l’enfant, l’humain dans la relation tient à la capacité du professionnel, quel que soit son statut et quel que soit son niveau d’intervention, d’engager son être propre, son « moi personnel », et de le contenir et de le soutenir par l’appropriation d’un haut niveau de connaissances théoriques seul capable de forger son « moi professionnel ». « Et là je pense qu’il faut se réveiller… », disais-tu le 13 mai 2016 dans la conclusion à ta conférence prononcée à l’IFRASS de Toulouse. «… Je pense qu’il faut se réveiller parce que « on dit c’est la faute du gouvernement ». C’est trop simple. C’est aussi la faute des professionnels… » C’est sur cette voie que je vais m’efforcer de te suivre, Michel! Tu le sais puisque nous en avons discuté longuement ensemble. Sur la nécessité et l’urgence à fonder le socle épistémologique d’une science de l’éducation apte à soutenir un art de la relation d’aide sociale, éducative et de soin.

Depuis l’annonce de ta mort et jusqu’au moment de conclure cet au revoir, cher Michel, tu m’apparais bien vivant. Tu es assis à mes côtés sur le siège passager de la voiture qui nous conduit de l’amphi de l’IRTS de Montpellier à l’amphi de l’IFRASS de Toulouse pour ta tournée dans le Sud consacrée à la présentation du dernier volet de ton triptyque Forces et souffrances psychiques de l’enfant. La Mort pourra dire ou faire ce qu’elle veut, elle ne peut pas me déposséder du souvenir de nos plus de deux heures de discussion sans interruption et de ce moment d’intimité avec un grand Monsieur qui, au final, donne tout son prix à une existence.

One Reply to “Cher Michel Lemay,”

  1. Philippe Gaberan poursuit sa r flexion sur la relation ducative ( r s, 2003, r d. 2016) en s attaquant au dogme de la posture professionnelle d tach e des implications affectives. Parce qu elle met en sc ne l homme dans ce qui fait l essentiel de son humanit , la relation d amour est l un des plus puissants leitmotivs de la litt rature, un incontournable du discours philosophique mais aussi un concept majeur des sciences de l ducation. Aux limites de la pr sence de l tre au monde, elle uvre faire advenir du pas encore l dans le d j l pour peu qu elle int gre les l ments essentiels d une thique de l ducation.
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