L’éducation spécialisée, la dérive informationnelle et la perte de sens des métiers
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Parce qu’ils sont un vecteur de développement de l’intelligence collective, l’information ainsi que ses modes de production et de diffusion sont à la fois la cause et le matériau d’une dynamique d’entreprise et donc de l’efficacité des agir professionnels. Par-delà les débats idéologiques concernant les termes d’entreprise et d’efficacité appliquées au domaine d’activité des métiers de l’humain, l’énoncée d’une telle vérité pourrait avoir l’apparence d’une pure banalité. Et pourtant, à l’heure où les démocraties n’ont jamais été autant menacées par les nouveaux modes de production et de consommation de l’information, les défis à relever sont de taille pour les établissements et services sociaux et médico-sociaux ; lesquels, à leur échelle, ne sont rien d’autre qu’un reflet du fonctionnement de la société.
Par-delà la menace déjà immense que constitue l’indifférenciation du vrai et du faux exacerbée par un usage banalisé de « données » au mieux approximatives et au pire mensongères, pointe une autre menace non moins essentielle qu’est un effondrement de l’intérêt à l’égard de l’information ; ce qu’une enquête de la Fondation Jean Jaurès désigne sous le terme d’« exode informationnel ». Trop d’informations tue l’information ! L’adage était déjà bien connu… Celui-ci s’appliquerait d’autant mieux à l’actualité des établissements et services que la nature des informations diffusées amplifierait une perte de sens dans l’agir au quotidien. En effet, et pour reprendre les mots de l’enquête de la Fondation Jean Jaurès, une pléthore d’informations, devenues insignifiantes parce que trop éloignées des réalités de terrain voire de la finalité des actions entreprises, activerait chez les acteurs de proximité « un cercle vicieux d’anxiété et d’impuissance ». Elle viendrait renforcer « une tendance croissante au désengagement informationnel comme stratégie d’adaptation face à la fatigue et ses conséquences » (1). S’il y eut un temps où dans les établissements et services de l’éducation spécialisée les débats en réunion d’équipe exacerbaient les clivages entre ceux qui étaient toujours au courant de tout et ceux qui n’étaient jamais au courant de rien, les désormais canaux d’information (chartes, notes de cadrage, référentiels, etc.) inondent les professionnels d’un « bruit continu » auquel ils n’ont d’autre alternative que d’opposer un repli défensif : ils écoutent sans entendre, ils obtempèrent sans comprendre, ils font sans s’éprendre. Face à pareil constat l’urgence commande deux actions : renouer avec une information de qualité et disposer du soutien des cadres de proximité.
Il suffit d’aller à la rencontre des professionnels et des équipes pour prendre la mesure de leur désir de retrouver (pour les anciens) ou d’investir (pour les nouveaux) des instances de travail au sein desquels la discussion ne porterait pas quasi exclusivement sur des objets concernant le fonctionnement de la structure mais sur des sujets interpelant les postures éducatives. Mais pour acquiescer à une telle demande, il faudrait que les gouvernances associatives soient à même de comprendre qu’il n’y a pas un passage naturel du « voir », c’est-à-dire d’un mode de saisie des informations directement générées par une présence de qualité exercée au plus près des personnes accompagnées, au « savoir », c’est-à-dire à un produit de la pensée élaboré à partir de la mise en lien d’une multiplicité d’informations rendues disponibles. Il faut bien comprendre que dans les métiers de l’humain, il n’y a pas de passage naturel de l’intuition d’un agir à sa conceptualisation. Aussi ce passage, que Michel Foucault désigne proprement par le terme de « clinique », exige-t-il que soient réservés des temps et des lieux de concertation sécurisés et animés par un tiers reconnu pour son autorité et ses compétences. Ce sont des instances au sein desquelles sont orchestrés les savoirs d’expériences et les savoirs disciplinaires afin de donner lieu à des hypothèses de compréhension aptes à porter des stratégies d’action. Et si une esquisse de marche arrière engagée par certaine direction laisse à penser qu’est venu le temps de tourner le dos aux années 90, à leurs effets d’aubaine qu’ont pu constituer la suppression des temps de réunion d’équipe ou bien encore le non-financement par les OPCO des séquences de réflexion sur la pratique, il n’en reste pas moins qu’il faudra bien revenir aussi sur une définition du travail social, dont le terme de clinique se trouve actuellement banni. J’ajoute que, de manière plus inquiétante, cette marche arrière s’engage au moment où, comme il l’a été dit au commencement, la défiance à l’égard de l’information, de sa production et de son partage est la plus forte. D’où l’appel à bénéficier du soutien des cadres de proximité dans un travail de co-élaboration des informations dans les structures et services d’éducation spécialisée.
Au cours de sa journée de travail, tout acteur de proximité en charge d’accompagner plusieurs personnes en situation de vulnérabilité est appelé à devoir brasser une masse énorme d’informations ; les unes circonstancielles parce que relatives au contexte des situations rencontrées, et les autres existentielles parce qu’illustratives du parcours de vie des personnes accompagnées. Les jours se succédant, cette masse d’information est appelée à se dispersée ou se dissoudre sous la pression du temps, des urgences réelles ou fictives, des contraintes organisationnelles, des effets de l’émotion et la fragilité de la mémoire. La première règle d’un réel soutien institutionnel serait de ne pas en rajouter avec la production disproportionnée de notes de cadrages, de recommandation, de référentiels et autres injonctions d’autant plus inutiles qu’elles n’auraient d’autres fins que la justification de rouages administratifs. Il y a de ce côté-là, un énorme rétropédalage à produire. La seconde règle d’un réel soutien institutionnel est la co-élaboration avec les acteurs de proximité des moyens et supports propices à la conservation, la hiérarchisation et l’exploitation des données de l’information. Et concernant cette règle, il importe que les cadres de proximité soient les vecteurs d’une réelle montée en compétences des acteurs de proximité par la mise à disposition d’outils adaptés. Malheureusement, des finalités autre que l’efficacité recherchée ou bien encore un défaut d’expertise dans la conception des outils induisent des effets parasites. C’est, par exemple, l’uniformisation d’un même support pour toutes les structures d’un même conglomérat associatif effectué dans l’ignorance voire le mépris des spécificités de chacune. Ce sont des supports méthodologiques d’une telle sophistication qu’ils en deviennent inutilisables par les acteurs de proximité. Il y a donc urgence aussi à venir en soutien des cadres de proximité dans leur appropriation des stratégies et moyens de mise en œuvre d’un management de type participatif.
A l’heure où enflent les discours sur la perte d’attractivité des métiers du social et du médico-social, sur les difficultés de recrutement et plus encore sur la fidélisation des professionnels dans l’emploi, le moyen d’endiguer la crise ne tiendrait-il pas à une réflexion sur ce qu’est l’information, sa finalité, ses modes de production et de diffusion… avec, pour conséquence, une transformation des organisations.
(1) Sébastien Boulonne, Guenaëlle Gault, David Médioni, L’exode informationnel, https://www.jean-jaures.org/publication/lexode-informationnel/