Réinscrire l’être dans le temps
Merci à tous ceux qui se saisissant des réseaux sociaux m’ont fait l’amitié de me souhaiter un joyeux anniversaire. J’ai longtemps trouvé quelque peu frivole cette façon un peu machinale de s’approprier une date de naissance afin d’appeler une communauté humaine à fêter l’anniversaire de l’un des siens; c’est sans doute là l’envers de la technologie. Et pourtant, l’esprit critique aidant, je ne peux pas oublier l’un des tout premiers travaux de Jacques Derrida, L’archéologie du frivole, commis à l’occasion d’un commentaire sur l’Origine des connaissance humaines de Condillac publié en 1746; celui-ci porte justement sur l’inessentiel et son importance dans le travail d’analyse. Une date de naissance n’est qu’un tout petit élément de l’identité, et pourtant cet incident balise à jamais le déroulé d’une trajectoire de vie. Henri Maldiney, un autre philosophe aussi humble que pertinent, affirme dans son ouvrage Penser l’homme et la folie que l’un des effets de l’éducation est de « faire entrer la matière dans le temps ». Les adultes éducateurs, parents ou professionnels, ont à faire avec cette vérité proprement humaine qui fait que le temps de la naissance au monde ne coïncide pas avec le temps de la naissance à soi. De l’un à l’autre, temps après temps, se déroule la trajectoire du grandir. De manière subreptice, Lewis Carroll, cet autre magicien de la pensée logique, laquelle ne doit pas être confondue avec la mécanisation des esprits, spécule dans De l’autre côté du miroir, sur les bénéfices qu’il y aurait à fêter les jours d’an-anniversaire, 364 fois plus nombreux que les jours d’anniversaire… Oh jouissance renouvelée de façon quasi éternelle, temps suspendu puisque systématiquement répété, et temps fantasmé bien que jamais réel !
Comme tout rituel bien réglé et désormais installé depuis plus de trente ans, j’ai rejoint en ce 30 juin ma villégiature d’été sur la côte landaise. Les grands espaces ont la vertu de calmer mes inquiétudes et mes impatiences. C’est là dans le grondement apaisant de l’Océan et sous le souffle léger du vent, que j’ai écrit quelques-uns de mes textes et ouvrages. Le temps de la « schole », comme l’appelaient les Grecs anciens, celui du temps libéré permettant aux errances de la pensée de rencontrer au passage le verbe juste et de saisir l’idée dans son extrême volatilité, ce temps de la schole donc permet de métisser les lectures, de passer du texte savant au roman avec cette pointe de culpabilité qu’il y a toujours chez moi à abandonner le labeur pour le plaisir. J’ai découvert depuis peu Maxime Chattam ; mon fils Tom, piètre lecteur durant sa scolarité mais aujourd’hui ingénieur dans le domaine des technologies de pointe, devenu lui-même adulte m’a appris à aimer les thrillers. Dans Prédateurs, je note ce passage : « Parce qu’il a enfin trouvé le mode d’expression qui lui convient. Il a fantasmé ce moment pendant très longtemps. Comme un adolescent qui aurait son premier rapport sexuel. Il ne le maîtrise pas du tout, débordé par tant d’émotion, il est subjugué par ce plaisir dont il a tant rêvé, mais qui se révèle trop court. Alors il veut recommencer encore et encore, retrouver ce plaisir. » (p.649) Je fais le lien avec ma rencontre, il y a tout juste une semaine, avec les équipes professionnelles des MECS d’une association charentaise dans le cadre d’une formation en intra sur l’identification et la compréhension des troubles limites chez les adolescents . Parler de sexualité demeure un aspect difficile du métier d’éduc alors que cette dernière est le substrat à partir duquel se fait ou se défait l’identité de l’être. Au cours des échanges, j’ai eu l’occasion de commettre un clin d’œil vers la bande-dessinée de Régis Loisel, La quête de l’oiseau du temps, et ce formidable passage où l’héroïne abandonne son immortalité dès lors qu’elle accomplit l’acte sexuel. D’autres textes fondateurs, livres sacrés, mythes ou contes populaires, nous ramènent à cette vérité. Pascal Guignard, dans La nuit sexuelle, offre quelques réflexions d’une extrême justesse. Il faudrait savoir aider les étudiants et futurs professionnels à renouer avec le plaisir de lire et leur apprendre à mêler dans leurs citations et les bibliographie de leurs travaux, la littérature et les textes savants.
30 juin 2019. Année de la bascule. Parce que notre fils Tom s’est marié et parce que notre second fils Guillaume nous apprend qu’il va être papa. Tous deux me disent que le temps est venu de passer le relais, de préparer la venue de nouvelles générations et d’accepter qu’avec elles vont advenir de nouvelles sciences et d’autres techniques qui n’empêcheront en rien le maintien de l’humain. Ce n’est pas être naïf que de croire en des lendemains qui ne seraient pas forcément apocalyptiques. J’en suis persuadé. 2019, année de la bascule, parce que se consolide cette activité de formations et de conseils auprès des équipes, survenue de façon impromptue et prématurée dans ma trajectoire professionnelle, mais qui sans aucun doute m’a offert quelques-unes des plus belles rencontres de mon existence. Il n’est pas simple d’intervenir à domicile (pour qualifier ainsi l’intervention en intra établissement) ; tous les professionnels le savent. De Genève à Charleroi, en passant par Namur, Marseille, Bordeaux, Toulouse, Paris, Strasbourg, toutes les rencontres ne se sont pas produites forcément dans ces grandes villes mais parfois dans ces territoires éloignés, communément nommés « trous du cul du monde » au sein desquelles s’inventent des pratiques sachant faire vivre les métiers de l’humain. Que cet anniversaire allègrement soufflé soit l’occasion de remercier toutes les institutions m’ayant fait confiance pour décortiquer ensemble les ressorts de la relation d’aide éducative et de soin, de saisir l’importance des émotions et des affects dans l’aide au grandir, de rappeler qu’il existe une éducation spécialisée qui ne saurait se réduite à un travail social dès lors qu’elle demeure l’art de réinscrire dans le temps du devenir des gamins ou des adultes dont la trajectoire de vie a été impactée par des événements de nature traumatique.