Oui… ces gamins-là ne sont pas tous « psychiatriques »
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En 2013, les inquiétudes autour de l’usage de la ritaline font porter l’attention sur les troubles du déficit de l’attention et de l’hyperactivité (TDAH). En effet, une enquête menée en 2013 par la société Celtipharm et publié par le journal Le Parisien du 29 mai 2013, montre que, entre 2008 et 2013, la vente de Ritaline a augmenté de près de 70% et que le nombre d’utilisateurs a bondi de 85%, et même de 114% chez les moins de 20 ans. La même inquiétude concerne les « troubles de la personnalité limites », lesquels représentent désormais près de 20% des demandes d’hospitalisation psychiatrique. Ici ce n’est pas l’usage d’un médicament qui génère l’alerte mais le désarroi des parents, des professionnels de la protection de l’enfance, des éducateurs intervenant en Ditep, MECS ou services pour mineurs non accompagnés… tous confrontés aux comportements incompréhensibles, incontrôlables, inacceptables, intolérables de ces gamins-là. Tous ces « in » déjà pointés par Fernand Deligny, à une autre époque, lorsqu’au lendemain de la seconde guerre mondiales des centaines de gamins s’en allaient errant sur les routes et dans les rues, livrés à eux-mêmes depuis des années sans plus aucuns repères adultes. D’aucuns veulent faire croire que les gamins d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes que ceux d’hier… Pourtant, et nous étions alors jeune éducateur, lorsque Jacques Ladsous venait évoquer ces gamins ayant des pistolets ou des grenades entre les mains, ne se reconnaissant aucune limite et étant prêts à imposer leurs lois par tous les moyens ; il n’est pas sûr que le sentiment de toute-puissance de tous ceux-là n’ait pas été de même nature que le sentiment de toute-puissance des gamins actuels. Alors ces derniers sont-ils tous psychiatriques ?
Dans son ouvrage Tous hyperactif, le médecin psychiatre et psychanalyste, Patrick Landman, alerte sur ce qu’il désigne comme étant une épidémie créée de toute pièce. Il dénonce la tendance à considérer les comportements jugés anormaux comme étant d’origine psychiatrique, donc comme venant du cerveau, donc comme étant provoqué par un déséquilibre chimique qu’un traitement devrait corriger. Dans un article donné au supplément Santé du journal Le Figaro du 11 février 2015, il souligne qu’un enfant peut être étiqueté TDAH alors que des mesures éducatives pourraient suffire. L’agence du médicament va dans le même sens lorsqu’elle rappelle que la prescription du méthylphénidate (molécule active dans la Ritaline) ne devrait intervenir que « lorsque les mesures correctives psychologiques, éducatives, sociales et familiales seules s’avèrent insuffisantes » et que tout primo-prescription doit être faite par un médecin hospitalier. Enfin, sur le site www.m-soigner.com , Maël Lemoine, maître de conférence à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, alerte de la même façon mais de manière plus générale sur cette tendance à la psychiatrisation de toute forme de souffrance ou symptôme. « … il faut absolument alléger la surcharge des services de soins psychiatriques en acceptant de démédicaliser une partie des situations de détresse qui en relèvent aujourd’hui. Il faut absolument que parents et enseignants se sentent plus compétents et mieux armés face aux nombreux troubles qui menacent le développement et l’épanouissement des enfants dont ils ont la charge.» Venir en soutien des adultes éducateurs, qu’ils soient parents, enseignants, éducateurs ou travailleurs sociaux… Voilà l’urgence. Et nos dernières interventions auprès des équipes d’établissements spécialisés (Ditep, MECS, Services MNA, PJJ) nous permettent de mesurer l’ampleur et la difficulté de la tâche à entreprendre. Pour trois raisons au moins.
La première raison est politique. Dans un sentiment de ras-le-bol parce que d’abandon, sont pêle-mêle mis en avant par les professionnels un manque de moyens, une stratégie libérale de démantèlement de l’action éducative, sanitaire et sociale, une technocratie d’autant plus envahissante qu’elle ignore tout de la réalité du travail accompli au quotidien, une dérive managériale d’autant plus malfaisante que focalisée sur les seuls problèmes d’organisation et de gestion au détriment des personnes, etc. Or s’il n’est pas question de nier la réalité de ce chacun de ces facteurs, nous prenons le risque d’affirmer que c’est hypothéquer l’avenir des métiers de l’humain que de les rendre seuls responsables des sentiments d’usure et d’impuissance dont pâtissent les professionnels. Nous n’avions eu de cesse, nous-mêmes, de dénoncer dans les chroniques de Lien Social depuis 1988, dans les articles et colloques divers, et dans nos ouvrages (Éduquer les enfants sans repères (1996) ou Être éducateur dans une société en crise (1998)) les méfaits d’un libertarisme associé à une philosophie de la « fin de l’homme ». Continuer à le constater, à le combattre et à proposer des alternatives relèvent de la responsabilité de tous et de chacun à la fois. Mais pour cela, les seuls arguments idéologiques ne suffiront pas… il est grand temps que les professionnels de l’éducation spécialisée et du travail social s’approprient cette expertise que d’aucuns leur refusent encore pour faire entendre leur voix. Et c’est bien là que le bât blesse et que surgit la seconde raison, technique celle-ci, rendant si difficile le soutien aux équipes.
S’il y a bel et bien des situations où le comportement d’un gamin ressort d’un diagnostic psychiatrique et relève d’une autre compétence que celle éducative, il existe aussi de multiples situations où la mise en scène de symptômes de type psychiatrique s’apparente à un mécanisme défensif mis en place par les gamins pour se déprendre d’un état de souffrance généré par le caractère inouï de ce qui leur arrive. Affirmer cela ne revient pas à dire qu’ils font semblant d’être « fous » ! Les symptômes constatés par les professionnels sont bien réels, et ils renvoient bien à des modèles de structuration psychiques singuliers… mais sans être pour autant pathologiques. D’où l’importance de savoir prendre part à l’élaboration d’un diagnostic partagé, à partir de cette place singulière qu’offre un accompagnement éducatif au quotidien. Il faut alors ferrailler dur à partir de rappels théoriques essentiels tels que la structure psychique du tout petit enfant, les modes de développement psychoaffectif selon que l’enfant bénéficie d’un environnement suffisamment sécure ou pas, la dimension pulsionnelle des passages à l’acte, les méfaits d’un déficit de langage, etc. Toutefois, ce qui déroute le plus lorsque ce travail est mené avec les équipes, c’est de constater combien nombreux sont les professionnels qui mobilisent d’eux-mêmes et de façon pertinente ces connaissances théoriques … mais sans pour autant, le moment venu, pouvoir les traduire en compétences. Comme s’ils s’appropriaient ce déni d’expertise dont leur métier est affublé ! Comme s’ils se condamnaient eux-mêmes à un éternel statut d’ « infans » ; celui dont la parole ne compte pas, ou compte pour du beurre. Et c’est bien là que surgit la troisième raison, éthique celle-là, rendant compliqué le soutien aux équipes.
Dans l’espèce humaine, nul ne peut advenir seul au sens de ce qui le fait être en tant que Sujet de lui-même. Cette dépendance qui fait la force et non pas la faiblesse de l’humain pose le cadre éthique de métiers pour lesquels l’engagement indispensable d’une part de soi-même est inconditionnellement associé au renoncement à l’exercice de la toute-puissance. « Savoir donner sans reprendre. Savoir donner sans attendre… » dit la chanson. Dans son ouvrage intitulé Le lien d’accompagnement, Paul Fustier montre qu’il y a un au-delà de la profession qui relève du métier et qui fait qu’un adulte éducateur ne sera jamais ni rémunéré ni reconnu à la hauteur de ce qu’il produit. Or dans un contexte sociétal où ne vaut que ce qui se montre l’obsolescence des métiers de l’humain ne peut être que programmée. Et les gamins sont les premières victimes de ce ratage des adultes dès lors que, l’accès à cette humble fierté d’être éducateur étant empêché, il n’existe pour l’enfant malmené d’autres alternatives que de paraître fou.
3 Replies to “Oui… ces gamins-là ne sont pas tous « psychiatriques »”
Il me semble que ce que tu évoques ici renvoie à une dérive sociale qui induit en permanence le clivage, la segmentation, le cloisonnement, la nomenclature; qui, au bout du compte produit une pseudo expertise de façade qui rend légitime le repli vers son pré carré. Si le Sujet est devenu incasable (donc fou), peut-être s’agit-il de reconsidérer la dimension des cases ? Ceci dit continue de panser, ça calme. Amitiés.
Merci de ton rappel aux fondamentaux sans …fondamentalisme.