Tous les adultes ne sont pas des éducs
Je le dis et le redis : si n’importe qui sans doute peut « faire éducateur », tout le monde ne peut pas « être éducateur ». Il faut prendre la mesure de cette différenciation entre le « faire » et l’ « être » dans la qualité d’une présence pour anticiper les dégâts à venir générer par une accumulation de réformes des formations, au départ essentielles mais au final bâclées à force de précipitations et de trop grandes considérations à l’égards de quelques intérêts particuliers…
Je reviens de trois jours de formidables rencontres avec les professionnels, étudiants et futurs professionnels des régions de Namur et de Charleroi en Belgique. J’ai pu ressentir au cours des échanges combien l’appropriation d’une langue de nos métiers était une tâche aussi incontournable que complexe ; une tâche dont dépend pourtant l’avenir de ces derniers. Je me suis exercé à traduire ces petits « riens » qui font le « tout » de la construction ou de la reconstruction psychoaffective de toute personne, à saisir la subtilité d’une rencontre avec un adulte qui au départ n’est « rien », sinon un mercenaire, et qui devient « tout » par le biais de la rencontre alors que d’autres adultes qui étaient destinés à être « tout », dès le départ, ne furent « rien » pourtant au moment essentiel de l’aide au grandir. Ce jeu de bascule entre le « tout » et le « rien » n’est pas qu’un effet de discours mais la traduction en mots de ces changements de repères et des conflits cognitifs, psychologiques et affectifs que forcément ils entraînent chez la personne accompagnée. Un décorticage de la relation qui se fait sans aucun jugement moral et dans la seule volonté de maintenir ouverte la voie vers les possibles ; car il y a toujours de l’être à faire resurgir de dessous le paraître, un « je » de la personne à faire rejaillir de dessous le « jeu » du personnage et la mise en scène de ses symptômes. A Namur comme à Charleroi, la dynamique des questions et des réponses a pu mettre en évidence ces maladresses de langage qui viennent saper des savoir-faire professionnels pourtant adossés à de formidables intuitions des gestes et des mots justes commis lors de ces instants cruciaux où un déficit d’adulte ne ferait que précipiter la réitération des traumatismes antérieurs. Il a fallu décortiquer, par exemple, cette revendication au « rien faire » dans la présence de la personne accompagnée qui dessert les professionnels alors que sous la maladresse des mots employés gît toute la subtilité d’un étayage qui ne soit pas une aliénation… alors que sous la maladresse des mots employés se cache la clef de voûte de cette confiance qui seule permet un advenir autonome.
De retour à la maison je trouve un courrier de Guy Delhasse, un ami et un frère dans l’écriture et le métier, qui m’associe à un échange épistolaire entre lui et une tierce personne. Auteur de Quatre saisons d’un éduc spé ou bien encore de Quand je éduque les autres, Guy a pris ses distances avec le métier depuis sa « prise de pension », comme disent nos voisins belges pour évoquer leur retraite, et il se consacre depuis à une autre écriture plus romanesque et plus itinérante. Mais lui, qui dans Quand je éduque les autres avertit de ce qu’il n’y aura bientôt plus personne pour se dire éducateur, revient sur deux ou trois représentations essentielles : « Je n’ai jamais été un « thérapeute » ni pour moi ni pour personne et surtout pas pour tous ces jeunes que j’ai éduqués. Eduquer n’est pas guérir, éduquer c’est faire grandir le bonheur d’être au monde, c’est transmettre des bouts d’humanité au fil des jours… Eduquer n’est pas, à mes yeux », « travailler avec des enfants ». Travailler, c’est réaliser des points de contrat. Eduquer, c’est un champ à cultiver, c’est une zone turbulente à traverser ensemble.
…/… C’est une tâche rude, d’éduquer les gosses des autres, c’est aussi la rencontre quotidienne avec la violence, les excès, le sexe décapant, l’alcool, l’abandon… Faut pas s’effrayer de la déglingue du monde quand on est éducateur. Mais désolé, on ne guérit pas un enfant, on ne le purifie pas, on ne le « sauve » pas de l ‘enfer si ce mot existe dans ce métier, on tache humblement de faire pousser en lui des lueurs d’espoir d’un monde neuf en vivant avec lui 40h par semaines, pas plus, pas moins. Un métier, un vrai. …/… Pas facile d’écrire sur ce foutu métier, pas facile de se faire entendre dans le concert des thérapeutes, les vrais, les psy et les socios car valoriser l’acte éducatif comme un acte de construction d’un individu en devenir est une tâche rude …/… Si je prends la peine de t’écrire, c’est parce que je reste sensible à l’écriture du métier par ceux et celles qui l’exercent avec conviction et passion. » Signé : Guy, éducateur au passé, écrivain au présent.
Il y a un an disparaissait cet autre grand éducateur et écrivain qu’est Jean Cartry. Pendant près de vingt ans nous avons cheminé lui et moi, côte à côte, lui Servin, moi Bargane, le long de nos chroniques pour le journal Lien Social. Jean et son épouse ont été famille d’accueil durant toute leur vie, mêlant et emmêlant l’éducation de leurs propres enfants avec ceux de passage, connaissant comme n’importe quel adulte éducateur les joies des réussites et les peines des échouages. Une expérience professionnelle qu’il a su mettre en mots et qu’il nous laisse en héritage à travers ses ouvrages plus que jamais d’actualité. A l’heure où les métiers sont salement chahutés, il faut relire Cahier du soir d’un éduc, Petite chronique d’une famille d’accueil, ou bien encore Les parents symboliques. Jean maîtrisait parfaitement la leçon freudienne, là où pour ma part je ne suis resté qu’un simple amateur, et il savait traquait dans le moindre détail de la vie quotidienne la voie de passage entre ce qui fait la matérialité de l’avoir et la spiritualité de l’être. Car ils se plantent d’une façon terriblement mortifère tous ceux qui veulent réduire les métiers de l’humain à une somme de savoir-faire. Il n’y a pas d’accompagnement au grandir ou au se grandir, sans ce dialogue entre le disponible d’un « soi », celui de l’adulte éducateur, et le possible d’un « autre », celui de la personne accompagnée qui fait que toute relation éducative est forcément une relation d’amour. Ces jours ci se multiplient les écrits et les articles sur le « lien d’attachement », sur le poids des émotions dans la trajectoire du grandir, sur l’importance des affect, etc. Et je sens bien que, si « oser le verbe aimer » demeure sinon une provocation du moins un tabou, il y a néanmoins dans l’air comme un léger tremblement susceptible de redonner aux professionnels foi en leur métier.
10 Replies to “Tous les adultes ne sont pas des éducs”
Bonjour,
Très beau texte. Merci. Je suis en formation ES , 2ème année.. M’autoriseriez vous , svp, a le prendre comme support d’un atelier lecture dans le cadre de l’association culturelle lapalabre.com?
En vous remerciant.
Merci pour l’intérêt porté au texte, et bien entendu ous êtes autorisé à l’utiliser. Cordialement.
Je vous en remercie.
Bonjour Philippe,
Quatorze années séparent le premier jour où dans une salle de cours tes paroles sont venues graver en moi l’empreinte de qui je voulais être et de ce que je voulais faire dans ce monde du social. Quatorze ans plus tard à la lecture de tes textes l’émoi reste le même.
Evidemment que nous devons parler d’amour!! Evidemment que cette histoire entre moi et l’autre est une histoire d’affects, de rires, de pleurs, de joies et de colères!! Evidemment que j’ai serré dans mes bras ses gamines apeurées, ces enfants en pleurs et ces adultes en manque d’amour!!
Bien des fois j’ai été pointée du doigt, bien des fois j’ai failli croire être devenue une extra terrestre et quelques fois j’ai été sur le point d’abandonner.
Mais aujourd’hui, quand je prends le temps de me retourner je me félicite d’avoir résisté et d’avoir été l’éducatrice spécialisée que je suis aujourd’hui. Et si j’arrive à le dire aussi facilement c’est que les gamins d’hier sont ces adultes d’aujourd’hui qui me confortent dans ma pratique. Des personnes que j’ai accompagné et qui plusieurs années plus tard reviennent me voir et à leur tour me font pleurer d’émotions par leur gratitude.
Mais comment peux-t-on croire le contraire? Comment peux-t-on croire qu’aseptiser la relation, se priver d’authenticité, du don de soi (de part et d’autre d’ailleurs) va contribuer à redonner goût à la vie, à participer à l’ouverture des possibles ?
Oui tout le monde ne peut pas être éducateur ( avec ou sans diplôme)…..
Merci, Merci et encore Merci.
J’ai eu le plaisir de vous rencontrer il y a quelques mois à Angers et, aujourd’hui, je lis ces quelques lignes.
Je pleure devant vos mots tellement criants de vérité, de sincérité, de puissance, d’humanité. Et, tout en lisant, les images me traversent… Toutes ces rencontres, toutes ces émotions, tous ces visages… Vous mettez des mots justes, tout simplement, sur ce que chacunes de ces rencontrent nous apporte en tant qu’educateur.
Alors, vraiment, encore une fois et du fond du cœur, Merci Mr Gaberran.
Bonjour,
J’accueille avec beaucoup d’empathie vos mercis, les vôtres et ceux des autres personnes prenant le temps de mettre un message sur ce blog; les mercis permettent de faire face lorsque le doute paraît trop fort et pousse au renoncement. Comme je l’ai écrit dans La relation éducative et comme je le dis souvent lors de mes interventions, j’ai reçu en héritage ce métier d’éducateur, ayant eu la chance et m’étant donné les moyens aussi de rencontrer quelques-unes de ses grandes figures fondatrices que sont François Tosquelles, Lucien Bonnafé, Stanislas Tomkiewicz et tant d’autres de nos contemporains… notamment grâce à André Jonis, fondateur et longtemps directeur du journal Lien Social. Ma persévérance dans la pensée et dans l’action est une façon de m’acquitter sereinement de ce que je considère être une dette à l’égard des générations futures. En attendant la relève…
Bonjour,
en tant que novice, vos articles sont riches d’enseignements. Merci pour votre disponibilité, ainsi que pour votre humanisme certain.
Nous avons tous été novice au commencement de notre trajectoire de vie personnelle et professionnelle, et pour grandir ou nous grandir nous avons tous besoin de rencontres.
Bonjour,
Je suis étudiante à Bruxelles et j’étais à votre conférence à Charleroi, c’était très enrichissant de vous entendre parler avec une telle passion et conviction! Je tiens à vous remercier pour tous vos écrits qui ont beaucoup nourris mes réflexions et mon développement en tant que future éducatrice.
J’ai pris pas mal de notes pendant la conférence et je me souviens que vous nous avez donné un login pour accéder au Powerpoint que vous avez projeté. Ou pourrais-je le retrouver? La relecture du Powerpoint me permettrait de comprendre plus quelques notes que j’ai prises… Et j’aimerais bien en utiliser pour mon travail de fin d’études!
Cordialement.
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Bonne continuation.