Etre mère de deux enfants autistes
Le chien et l’enfant qui ne savait pas aimer, l’ouvrage de Nuala Gardner, est le récit de vie d’une maman de deux enfants autistes, prénommés Dale et Amy. Le récit débute avec la naissance de Dale en Ecosse en 1988. Les quelques 400 pages qui le composent renvoient à deux lectures possibles, aussi indissociables l’une de l’autre que sont l’envers et l’endroit d’une seule et même médaille. La première lecture est empathique. Et, pour ce qui me concerne, l’ouvrage m’a d’autant plus saisi aux tripes que le livre m’a été prêté par Joke et Jean-Noël, les deux parents de Sarah, cette jeune fille au comportement autistique à qui j’ai dédié Cent mots pour être éducateur (lire la postface). Or, au moment de me transmettre Le chien et l’enfant qui ne savait pas aimer, Joke me confie s’être retrouvée à maints endroits dans le récit de Nuala Gardner. Alors comment ne pas pleurer (mais les larmes me viennent si facilement), lorsque l’auteure, en l’occurrence la maman, raconte comment Dale parvient pour la première fois à manifester un sentiment d’affection à l’égard d’un autre que lui-même ; cette ouverture se produit lorsque surgit dans la vie de l’enfant Henry, un chien Labrador golden retriever. « Nous avions noté un changement réel chez Dale dès qu’Henry était entré dans la maison. Il s’était soudain transformé, d’un garçon solitaire et perdu, en un petit garçon heureux, qui avait enfin un ami et une raison d’être. » (p.167) Bien sûr que l’événement peut sembler mièvre… et pourtant ! Il faut être attentif à chaque détail de ce témoignage précis, avançant au rythme des doutes et des interrogations d’une mère, pour lire à travers la précision des mots ce qui fait la complexité du surgissement d’une altérité perçue comme non-menaçante, celle d’Henry le chien, par un enfant autiste. « Dale n’avait encore jamais exprimé de sentiment d’amour, et peu importait que ce soit un golden retriever qui en soit le premier bénéficiaire. » (p.211) Pour tous ceux qui douteraient encore que « aimer » est un savoir, et qu’en tant que tel l’accès au sentiment d’aimer est bien le fruit d’un apprentissage, il y a dans la lecture de ces pages de précieuses indications quant au processus d’appropriation de cet affect. Et puis, un autre intense moment d’empathie vient à la lecture de cet instant de l’histoire de vie de Dale où, alors âgé de 12 ans, inscrit à l’école du quartier et participant à de nombreuses activités périscolaires, ses parents entreprennent de lui expliquer d’où viennent ses problèmes et ses difficultés ; bref, lui parlent de son autisme. Je passe tous les détails essentiels que le lecteur lira avec soin pour en revenir à la seule vraie question alors renvoyée par Dale « Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je né avec ces problèmes ? » (p.304). La seule question qui vaille, avant même celle du « comment ? », est la question du « pourquoi ? » Je frissonne encore, rien qu’à les relire, car elle est bien là la seule question existentielle, celle à laquelle se trouve inévitablement renvoyé tout adulte éducateur, parent ou professionnel, lorsque ne fuyant pas ses responsabilités, il lui appartient d’aider l’enfant à trouver un sens à être encore présent au monde en dépit de ce qui lui arrive. J’ai abordé ce point nodal de la relation à maintes fois dans mes écrits et notamment dans La relation éducative.
Dès lors, la deuxième lecture est plus analytique. Je passe rapidement sur ce passage anecdotique bien que non négligeable évoquant l’hypothèse concernant un lien de cause à effet entre la vaccination contre la Rougeole, les oreillons et la rubéole (ROR) et le surgissement de l’autisme. « Le ROR était entouré d’une grande controverse, à l’époque, et un certain courant de pensée estimait qu’il pourrait avoir un lien avec l’autisme. » (p.311) Ces affabulations ont été démenties même si les soupçons demeurent dans l’esprit de quelques-uns. Mais ce détour ramène de façon fondamentale à la question du « diagnostic », et notamment de ce que je m’efforce de désigner dans mes réflexions par la notion de « diagnostic partagé ». L’amitié tissée au fil du temps avec Joke et Jean-Noël, les parents de Sarah, fut pour moi, professionnel, maintes fois l’occasion de sérieuses remises en question à entendre de la bouche de ces parents comment certains collègues pouvaient aisément renvoyer le comportement de Sarah à une mauvaise attitude de leur part, ciblant plus particulièrement celle de la mère. Le même vécu se retrouve chez Nuala tout au long des neuf premiers chapitres de son récit de vie avec cette charge toute particulière contre les méfaits des théories de Bruno Bettelheim sur les causes de l’autisme, la désignation et la culpabilisation des mères, amplifiées par des professionnels plus pressés de trouver une responsable et donc une coupable plutôt que d’examiner les causes réelles d’une souffrance se manifestant pas le biais de comportements en apparence inappropriés. «… dans la lettre adressée par le pédiatre au psychiatre, il était écrit : « de toute évidence, la mère est très instable et il se pourrait que le garçon soit en danger. » (p.123) Bien sûr, tous les professionnels ne sont pas à mettre dans le même sac et c’est bien au sortir d’un rendez-vous avec le professeur Newson, spécialiste de l’autisme, que Nuala Gardner peut enfin écrire : « Finalement, Dale avait alors 3 ans et 11 mois. Après 16 mois et des rendez-vous avec 13 professionnels différents, un diagnostic fut posé : Dale était atteint d’un autisme classique. » (p.133) La lecture du récit de Nuala Gardner vient étayer mon propos lorsque j’affirme que si n’importe qui peut faire éduc tout le monde ne peut pas être éduc. Il n’y a de relation d’aide éducative et de soin que lorsque surgit la rencontre, c’est-à-dire lorsque les certitudes et les croyances s’effacent derrière l’écoute et l’attention. Cette mère qui, demeurant attentive à chacune des souffrances manifestées par son enfant, sait qu’il n’y a de possibilité de les atténuer qu’en bénéficiant d’un diagnostic dûment posé ; cette mère qui, prenant appui autant sur les connaissances médicales que sur ses observations, doit attendre plus de trois ans et commettre un passage à l’acte suicidaire avant que d’être légitimement entendue ; cette mère qui, faisant face aux soupçons de malveillances commises par elle à l’égard de son enfant, s’entête à mêler les savoirs de quelques professionnels aux connaissances acquises par sa présence au quotidien auprès de ses enfants ; cette mère qui fait du diagnostic d’autisme non pas une fatalité mais le point de départ d’un défi à relever. Le récit de Nuala Gardner vient rappeler à tous, parents et professionnels, que ce n’est pas le diagnostic qui enferme l’enfant mais ce que chacun fait de ce diagnostic ; le diagnostic constitue les fondations d’une relation d’aide éducative et de soin à partir desquelles s’élèvent tous les possibles. C’est la raison pour laquelle, chaque acteur concerné, qu’il soit parent, médecin, rééducateur, enseignant, animateur ou bien éducateur, de la place qui est la sienne et avec les savoirs et les intuitions qui sont les siens, doit contribuer à l’élaboration d’un tableau clinique dont l’exécution n’est pas une figuration du passé mais une projection de l’avenir.
Ce récit de vie de Nuala Gardner est à inscrire dans toutes les bibliographies conseillées aux professionnels et étudiants futurs professionnels concernés par l’autisme. J’ai été frappé en allant surfer sur Internet de lire les nombreux commentaires désignant l’ouvrage comme étant un « roman ». Bien sûr que tout récit de vie est forcément subjectif et que, par ce biais, il peut s’apparenter à un roman… le roman d’une vie. Mais là en l’occurrence, il s’agit de bien d’autre chose que d’une fiction… Et à l’instant de rendre cet ouvrage à ceux qui me l’ont prêté, à Joke et à Jean-Noël, je me dis qu’il ne sera pas facile de favoriser l’alliance des professionnels et des familles tant que sera maintenu le clivage entre les savoirs et les émotions, entre la raison et l’intuition, entre le sens et la forme. L’intelligence, la raison et le sens ont pour vertu de mettre de l’ordre, de provoquer des comparaisons, de repérer des généralisations possibles. L’émotion, l’intuition, la forme ont pour qualité de ramener vers le singulier, de distinguer les différences, de viser l’au-delà. Les deux stratégies sont complémentaires. Il faut abattre les frontières dressées entre ceux qui sont supposés « devoir aimer » et ceux qui sont supposés « devoir aider » ; il faut désemmêler l’ « m » et le « d » pour faire de « l’aidmer » le moteur de toute relation d’aide éducative et de soin.