Œil pour œil, clan pour clan
Il est possible de naître femme, d’avoir moins de trente ans, de mesurer 1,55 mètre, peser 48 kilos et d’être… éducatrice dans un foyer de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Il n’y a là rien qui frise l’absurde ! C’est même la situation de Sophie Moreau. Alors bien sûr qu’une hirondelle n’a jamais fait le printemps, et que ce cas d’exception ne viendra pas tout seul à bout des clichés et autres représentations imposant cyniquement la conviction que pour tenir et contenir des délinquants ou des criminels, ces gamins aux actes aussi insupportables qu’inimaginables, il faille forcément être un homme, de préférence mature et, conditionnellement grand et costaud. Bref qu’il faille faire le poids ! Comme s’il était désormais ancré dans les esprits qu’il n’y a pas d’autre manière d’assurer une présence dans les métiers de l’humain que par la conquête et l’occupation d’un territoire. A l’heure où la plupart des centres éducatifs quels qu’ils soient, et pas forcément renforcés ou fermés, recrutent de plus en plus sur la base de critères morphologiques (mais sans le dire bien sûr) ; à l’heure où faute de candidats diplômés l’embauche se replie sur des personnes n’ayant ni formation ni expérience ; à l’heure où les actualités médiatiques ont beau jeu de se nourrir de telles dérives jusqu’à pourrir l’image et la crédibilité de toute l’éducation spécialisée, Œil pour œil, clan pour clan, le journal professionnel tenu par Sophie Moreau, est une véritable inspiration, une bouffée d’oxygène.
Ce titre n’est pas une provocation marketing voulue par les éditions érès mais bel et bien la transcription d’une réalité vécue par l’auteure de l’ouvrage. Il témoigne de son expérience : « La loi du Talion n’est jamais bien loin de ceux qui n’ont pas intégré l’interdit dans leurs rapports aux autres… » (p.33) Œil pour œil, clan pour clan vient dire quelque chose de ces premiers contacts entre des gamins et une éducatrice au cours desquels, malgré l’envie des possibles susurrés aux détours d’une rencontre, l’emportent tout de même la mémoire des faits du passé, les doutes quant à un avenir plus conforme aux rêves d’antan et au final la peur du grandir ou du se grandir par la projection d’une autre image de soi. L’apprivoisement, ce temps qui forcément précède et dont forcément procède la confiance, est un tête-à-tête, un corps à corps, une guerre de positions, un combat de retranchés où chaque percée vers l’autre requiert une part d’engagement de soi, de douceur, de fermeté, d’implication et de retrait, le tout à la fois. De sorte que si Sophie Moreau est convaincue par le fait que « ces gamins abrupts, bruts et authentiques ont besoin d’amour. D’amour. D’amour… » ( p.206) elle sait tout autant qu’ « il faut être un peu fou pour aimer ce métier… et accepter la potentielle confrontation quotidienne à des haines… » (p.174). Loin de toutes arguties théoriques, ce journal d’une éducatrice de PJJ se boit sans soif, d’une traite, du début à la fin, avec pour seule conviction que « l’échec n’en est jamais un, il constitue seulement une autre opportunité à explorer, un autre chemin à emprunter. » (p.212).
Partagée entre ses incertitudes et ses convictions, Sophie Moreau n’a nullement la prétention d’être un exemple à suivre. Pour autant son chapitre Educ’est se donne à lire et à suivre comme un véritable chemin de foi ne menant pas au sacrifice de soi mais à l’exhortation de la seule référence théorique concédée tout au long de l’ouvrage : « A l’image de Sisyphe, il faut imaginer nos mômes heureux. » (p.213) Albert Camus fit de cette conviction la voie d’une révolte contre l’absurde ; il faudrait désormais pouvoir la lire comme une épitaphe à l’adresse des éducs de PJJ.