Education spécialisée, la VAE entre opportunité et effet d’aubaine

Education spécialisée, la VAE entre opportunité et effet d’aubaine

A l’heure où 22 ans après son surgissement, la Validation des acquis de l’expérience (V.A.E.) connaît une transformation radicale sinon de son essence du moins de son essentiel (1), celle-ci est en passe de devenir la voie royale vers l’accès aux diplômes. Car bien qu’ayant longtemps été soupçonnée de brader le processus de diplomation, et bien qu’étant encore une source de défiance quant au niveau de compétences acquises, force est d’admettre que la V.A.E est en train de basculer d’un statut d’opportunité pour les validants vers un effet d’aubaine pour les employeurs. Au regard de quoi, semble paraître fort à propos l’essai d’Isabelle Dénnielou (2). Ce dernier est à la fois un excellent manuel à destination de tous les acteurs concernés par une V.A.E., qu’ils soient validants ou bien accompagnants, et une réflexion pertinente sur ce que « se former » veut dire.

Pour rappel, Jacques Ladsous (1927-2017), figure emblématique de l’éducation spécialisée aujourd’hui oubliée par une profession peu soucieuse de son histoire, fut dès le départ un fervent convaincu des bienfaits de la V.A.E. Peu avant sa mort, et alors que je peinais à le rejoindre sur cette position, nos derniers échanges épistolaires furent à cet égard déterminants. En effet, Jacques Ladsous faisait partie de ceux pour qui « former c’est apprendre et non pas être enseigné », pour reprendre une très belle formule employée par Isabelle Denniélou (p.234). Toutefois, cette dernière précise aussitôt que pour apprendre de ce « matériau brut » qu’est l’expérience, tout validant doit savoir manier ces deux outils complémentaires que sont, d’une part, les référentiels métiers, et, d’autre part, l’écriture. Là, dans la description et l’argumentation de ces deux conditions, nichent quelques-unes des plus belles pages de son ouvrage. Commençons par le premier outil : « Point d’ancrage donc pour les différents acteurs de la VAE, le référentiel doit être saisi par le candidat comme un moyen de déployer l’enveloppe de son expérience, de mettre en relief la diversité des facettes de son activité réelle et située. Il s’agit donc de s’y référer sans assujettissement… » (p.75) A l’heure où les référentiels sont considérés par beaucoup comme étant le sésame de l’accès aux métiers et à leurs pratiques, rares sont les positions aussi clairement explicites que fermement critiques. Dans cette partie de l’essai, Isabelle Denniélou invite son lecteur à adopter un réflexe de référence qui ne soit pas pour autant une attitude de déférence. Elle donne à saisir comment le savoir faire la différence entre ces deux postures devient un enjeu majeur de la démarche du V.A.E., tant pour les validants que pour les accompagnants.

Viennent ensuite les réflexions sur l’écriture, comme étant le second outil à devoir savoir manier pour apprendre de l’expérience ; dès lors que du savoir écrire l’expérience dépend le savoir structurer sa pensée. Tout au long de très belles pages, fortement documentées et savamment illustrées, Isabelle Denniélou introduit son lecteur au cœur de cette différenciation entre « décrire » et « analyser » : « Pour dépasser le stade de la description de son activité et parvenir à l’analyser, il faut donc que le candidat VAE s’exerce, dans le récit de son activité, à un peu de souplesse, à cette gymnastique mentale qui consiste, alternativement, à se pencher au plus près sur ce qu’il a fait puis à se relever, se redresser, s’en éloigner et s’en détacher, comme dans un double mouvement de convergence et de divergence » (p.186) C’est là, par cette dynamique autant intellectuelle qu’affective, que le « je » sujet de la phrase devient un « je » sujet de lui-même. C’est par cette alchimie que le savoir écrire se révèle dans toute sa complexité dès lors que, non réduit à la seule acquisition d’habiletés techniques, il dévoile comment l’objet d’une narration devient le sujet d’un devenir. Prenant à contre-pied toutes les bonnes recommandations et autres injonctions morales à la juste distance imposées ces trente dernières années, la V.A.E. est une plongée dans l’intime (une fois encore, l’intime dont il est question ici n’est pas l’intimité). Isabelle Denniélou argumente, entre autres, pourquoi raconter n’est pas encore rencontrer, et pourquoi donner à voir n’est pas encore donner à comprendre. A l’heure où les « savoir-être » ont été expulsés des référentiels métier et de formation, avec l’accord explicite des instances représentatives du secteur de l’éducation spécialisée et du travail social, l’auteure donne à comprendre comment le parcours de V.A.E. ne peut pas faire l’impasse sur une nécessaire exploration de soi par le biais de l’écriture. Ce constat sonne comme un rappel du temps où la première année d’un parcours de formation initiale ou continuée ciblait un travail sur le sens de l’engagement et les représentations du métier. Chez Isabelle Denniélou le centre de gravité du triangle expérience-référentiels-écriture marque le point d’articulation du subjectif et de l’objectif qui, selon moi, permet de penser l’éducation spécialisée comme étant un art de la relation adossé à une science de l’éducation. Autrement dit, et pour reprendre les propos de l’auteure, « le travail sur l’expérience, dès lors qu’il n’est pas réduit à un simple « faire », voire à un simple savoir-faire, dévoile  un « précieux patrimoine de routines, ficelles du métier, combines et tours de main qui rendent la tâche plus facile, témoins d’une maîtrise jamais définitivement acquise et du plaisir à faire ce que l’on sait faire, qui donne la sécurité intérieure indispensable à l’audace, à l’esprit d’entreprendre et à la confrontation aux situations inédites avec lesquelles il y a toujours à composer. » (p.48)

Que l’on soit postulant à une V.A.E., accompagnant ou tout simplement professionnel de l’éducation spécialisée, il n’y a que du bénéfice à retirer d’une plongée dans l’ouvrage d’Isabelle Denniélou. Confrontée à l’une des plus graves crises de sa jeune histoire moderne, l’éducation spécialisée joue sa survie dans sa capacité (ou non) à dresser l’inventaire des orientations données ces dernières années par le Politique, portées par toute une technocratie, et appliquées par la gouvernance associative ces quarante dernières années. Pour s’extirper de ce qui véritablement s’impose comme étant véritablement une crise de sens, viendra inévitablement le moment d’établir la part du meilleur comme du pire de ce que ces directions ont produit (3). Toutefois, et à l’heure où d’aucuns s’attèlent à penser l’avenir de la formation aux professions du travail social (4), un tel aggiornamento ne pourra se faire en restant chacun dans son coin, replié sur son idéologie ou son prêt-à-penser. Il faudra bien savoir renouer avec la disputatio… ou l’échange des arguments.

(1) Mise en place par la loi du 17 janvier 2002, dite loi de modernisation sociale puis modifiée par la loi du 8 aout 2016, dite loi El Khomri, laquelle réduisait la durée d’expérience requise pour engager une validation des acquis de l’expérience, la loi du 21 décembre 2022 n’impose plus une durée minimum d’expérience.

(2) Isabelle Denniélou, La V.A.E en travail social, préface d’Alex Lainé, éditions érès, 2024

(3) Surtout ne fermez pas la porte en sortant. Récits de violences managériales dans une école en travail social, éditions Dire le Travail, 2022.

(4) La formation des travailleurs sociaux : quel avenir ?, revue Vie Sociale n°46 et 47 (à venir), éditions érès, 2024. J’y reviendrai sûrement dans un prochain article.

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