Education spécialisée, quand la bientraitance n’est pas qu’une question de morale

Education spécialisée, quand la bientraitance n’est pas qu’une question de morale

Dans leur numéro n°574-575 daté de mars-avril 2024, Les Cahiers de l’Actif consacrent un dossier à la prévention de la maltraitance et à la promotion de la bientraitance (1). Le sérieux, maintes fois constaté, qui caractérise l’équipe de rédaction et l’ensemble des contributeurs sollicités fait que, une fois encore, l’ouvrage ainsi produit est d’excellente qualité… à une remarque près.  Sur les 9 contributions présentées, pas une seule n’est signée au titre d’un éducateur.  Il y a bien l’article rédigé par Jean-Marie Vauchez, toutefois ce dernier se présente sous ses fonctions de directeur de pôle de formation de niveau 3.

Bien sûr, une telle remarque pourrait être d’emblée minimisée ou être considérée comme émanant d’un grincheux. Pourtant, d’apparence anecdotique, cette absence d’une parole d’éduc sur un sujet qui interpelle directement sa posture et sa pratique au quotidien, et alors que le sous-titre du dossier ambitionne une « réflexivité sur sa pratique », vient dire quelque chose d’essentiel sur la considération portée aux acteurs de proximité aux personnes accompagnées. Maintenu dans l’infantile, c’est-à-dire, au sens littéral du terme, à l’état de celui dont la parole ne peut être entendue, le métier d’éducateur se voit opposer l’accès au niveau de reconnaissance et donc de rémunération auquel peut légitimement prétendre la complexité de son métier. A laisser définir par d’autres que lui-même, aussi experts fussent-ils, ce que sont la maltraitance et la bientraitance, l’éducateur s’expose à ne les considérer que comme étant l’émanation d’un seul discours moral et non pas à les accueillir comme étant les valeurs repères d’une éthique de son métier. Le souci de la bientraitance ne serait alors qu’une affaire d’im-posture normée par des lois et autres recommandations de bonnes pratiques (2). A l’heure où les dérives technocratiques et gestionnaires exacerbent les tensions entre les contraintes organisationnelles et la qualité de présence au quotidien auprès des personnes accompagnées, l’absence d’une parole d’éduc condamne cet acteur du quotidien à n’être plus qu’un agent de service. Alors que s’engager à penser et à agir la bientraitance devrait être l’occasion de réfléchir à deux éléments constitutifs de son métier : l’usage du pouvoir et la confrontation à la vulnérabilité.

Qu’il soit parent ou professionnel, l’éducateur est en devoir d’exercer un pouvoir ; énoncer une telle vérité n’est pas formuler une obscénité ! Au contraire. C’est la nature et la forme de ce pouvoir, trop souvent objet de tabou ou de déni dans les formations et espaces de réflexion sur les pratiques, qu’il faut soumettre à la discussion. Et non pas une fois encore l’évacuer en donnant à croire, au besoin en travestissant les travaux de Yann Le Bossé ou de Bernard Vallerie sur les notions d’empowerment ou de pouvoir d’agir, que le pouvoir serait désormais totalement entre les mains et la volonté des personnes accompagnées (3). « Est éducateur » toute personne qui par la qualité de sa présence, c’est-a-dire par sa capacité à voir et à entendre la personne au-delà de ce qu’elle donne à voir et à entendre par la mise en scène de ses symptômes, active le pouvoir d’aider celle-ci à prendre le risque de modifier son rapport à elle-même et aux autres (son comportement) sans craindre de se mettre en danger. Car tout au long d’une existence, de la prime enfance jusqu’à un âge avancé de la vie, s’engager dans une trajectoire du grandir ou du « se grandir » est une prise de risque qui, pour être surmontée, nécessité de bénéficier d’un environnement bienveillant. Dès lors, le pouvoir de l’éduc n’est ni dans la mainmise ni dans le contrôle mais dans l’impulsion portée par sa bienveillance. Il y a sur ce point des réflexions essentielles à mener à l’heure où l’exigence de résultats conformes à la commande sociale semble vouloir donner le cap aux institutions et imposer un sens aux pratiques. Il est temps de renouer avec une réflexion sur un renoncement à l’illusion d’un exercice de la toute-puissance (lequel renoncement est un préalable à tout engagement dans le métier d’éduc) qui ne soit pas pour autant un aveu d’impuissance. Il y a là, dans cette tension entre non toute-puissance et impuissance, une énigme que les partenaires de l’éducation spécialisée peinent à comprendre.

Cette réflexion sur l’usage du pouvoir dans les métiers de l’humain conduit inévitablement les éducateurs à devoir penser leur mode de confrontation à la vulnérabilité. De toutes les espèces animales, l’homme est la seule à abuser d’une situation de supériorité dès lors que, réelle ou symbolique, celle-ci ouvre à la tentation d’un vouloir avilir voire anéantir un autre que lui-même, parce que plus fragile (4). Au regard de quoi, le refus du recours à la violence est sinon l’unique objet du moins le principal sujet de l’éducation. Car, quand bien même serait-elle passage à l’acte ou manipulation perverse, la maltraitance n’est pas l’acte d’une personnalité déviante ou monstrueuse, ou monstrueuse parce que déviante ; elle est le dévoilement de la part sombre de ce qui fait l’humain de l’homme. Sur ce point, il est souvent fait référence et avec juste raison à la notion trop souvent mal comprise de “banalité du mal”, telle qu’elle a été proposée à la réflexion par Hannah Arendt (5). C’est bien parce que la vulnérabilité peut venir stimuler cette pulsion du mal en tout un chacun, et ce au moment où celui-ci s’y attend le moins, que toute personne s’engageant dans le métier d’éduc doit apprendre à se connaître lui-même avant que de prétendre connaître un autre que lui-même. Que cette nécessaire introspection, loin d’être une exploration égocentrée, est une propédeutique à l’identification des possibles points de bascule. Que loin de chercher à les masquer, une fuite à laquelle a contribué la suppression des espaces de réflexion sur la pratique, les espaces et temps de formation doivent valoriser.

Au terme de ce trop bref article, et à défaut de pouvoir conclure, il ne saurait y avoir une réflexion sur la bientraitance en ESMS sans une réflexion sur ce que « être éducateur » veut dire.

(1) Les Cahiers de l’Actif, de la prévention de la maltraitance à la promotion de la bientraitance, entre injonction, réflexibilité sur sa pratique et légitimation de l’action en ESSMS

(2) La posture signant de fait la différence entre l’exercice d’une profession et l’engagement dans un métier, vient dire la manière singulière dont tout un chacun s’inscrit dans un agir commun.

(3) Yann Le Bossé, Sortir de l’impuissance : invitation à soutenir le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités, ARDIS éditions, 2012 et Bernard Vallerie, Interventions sociales et empowerment (développement du pouvoir d’agir), éditions L’Harmattan, 2012

(4) Les travaux de Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime, d’Elisabeth Badinter, L’amour en plus, et de bien d’autres encore ont fait la démonstration de possibles passages à l’acte mortifères y compris chez la mère du tout jeune nourrisson

(5) Hannah Arendt, 1963, Eichmann à Jérusalem, coll. Folio, 2e édition augmentée, 1997

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