
Lettre ouverte aux apprentis éducateurs

X., apprentie éducatrice spécialisée, m’adresse un courriel dans lequel elle partage son désarroi face à la réalité de son quotidien d’apprentie et aux modalités d’organisation internes à son établissement. Par-delà les nécessaires déconstructions des représentations de son métier, elle se confronte à des rôle et place assignés qui l’éloignent de ce qu’elle pense être une présence bienveillante auprès des personnes accueillies.
En vue de la rédaction de son mémoire, elle m’adresse trois questions ; plutôt que de lui répondre en privé, je fais le choix de cette lettre ouverte aux apprentis. En effet, mes déplacements et diverses rencontres de ces derniers jours, tant avec les directions de proximité qu’avec les salariés agissant au plus près des personnes accueillies, me laissent le goût amer d’une forme de fatalisme (c’est comme ça ! on n’y peut rien !) voire de cynisme (il faut faire avec !). Certes, il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas entendre et voir la gravité de la crise que traversent les métiers de l’humain, c’est-à-dire ceux de la santé, de l’éducation et de la solidarité. Mais, et pour plagier la morale de La Peste, la fable de Jean de Lafontaine, si tous les établissements et services sont atteints (notamment par une réduction continue et systématique depuis près de quarante ans des moyens financiers accordés) tous n’en meurent pas (s’en sortent le mieux les organisations ayant su préserver leurs valeurs fondatrices). De sorte que, au plus près des territoires, professionnels et apprentis sont en capacité de comparer les modes d’organisation et de management à l’œuvre dans les différentes structures. Ce ne sont pas les métiers qui sont à l’origine d’une perte d’attractivité mais ce à quoi, ici ou là, est réduit l’exercice de ces métiers. De sorte que, au plus près des territoires, s’établissement et circulent les listes noires des établissements où il ne faut plus aller travailler. Avec pour conséquence inévitable, une dégradation des conditions d’accueils et d’accompagnement des personnes accueillies au sein des dites structures. Ce préalable étant posé, je reviens aux trois questions posées par X.
Première question : selon vous, quels sont les fondements de la relation éducative entre professionnels et personnes accueillies ? Cette question est première, au sens étymologique du terme : « celle qui vient avant toutes les autres » (dict. Alain Rey). Lorsqu’il s’intéresse à l’émergence d’une science médicale, Michel Foucault, dans Naissance de la clinique, Les mots et les choses, et autres textes, indique qu’une approche épistémologique se doit d’abord de prendre le temps de définir la fonction d’un domaine d’activité. A quoi servent l’éducation, en général, et l’éducation spécialisée, en particulier ? Autrement dit, et pour revenir à la question de X., apprentie éducatrice, quels sont les ancrages à la fois anthropologique, éthique et praxéologique de la relation d’aide éducative et de soin ? J’ai, par le passé, esquissé quelques principes introductifs à une possible réponse à cette question (dans La relation éducative notamment), et j’ai la conviction, aujourd’hui, que nous disposons des matériaux pour aller plus loin et penser une science de l’éducation (au singulier). Parce qu’il ne suffit pas de naître pour être et parce que nul ne peut parvenir seul au sens de ce qui le fait être, la « responsabilité pour autrui », ce principe éthique si bien mis en évidence par Emmanuel Lévinas, convoque tout adulte à devoir mettre en œuvre une qualité de présence auprès d’un autre que lui-même pour permettre à celui-ci d’advenir en tant que Sujet de lui-même. Cette tâche, suffisamment difficile lorsqu’elle est assumée au sein de l’espace familial par des adultes en passe de devenir les parents de leurs propres enfants, devient extrêmement compliquée lorsque, pour de multiples raisons, la trajectoire de vie des personnes accompagnées a été impactée par des événements de nature traumatique. L’éducation recouvre l’ensemble des savoirs être (lesquels ont été expurgés des référentiels métiers d’éduc spé depuis la réforme de 2017) et des savoir-faire nécessaires pour aider une personne à advenir en tant que sujet d’elle-même (être humain) et non pas seulement en tant que sujet d’un autre qu’elle-même (être citoyen). Ce que sous-entend d’ailleurs, mais partiellement, l’injonction faite aux éducs d’œuvrer en sorte pour que la personne soit actrice de sa vie, capable d’autonomie ou d’autodétermination. Par-delà la valse des mots, aussi vite épuisés qu’ils sont aisément galvaudés, c’est bien de la complexité d’advenir à soi en tant que sujet de soi (être capable de formuler et d’assumer ses propres choix) dont il est question dans la relation éducative.
Deuxième question : « En quoi un manque de lien informel entre professionnels et personnes accueillies impacte-il la relation éducative ? » La question est plus que pertinente. La semaine dernière, travaillant en appui auprès de professionnels exerçant en CHRS, j’en vins à leur demander de m’expliquer pourquoi ils qualifiaient de « informels » (notamment, une ballade improvisée en forêt) ces temps et ces espaces au cours et au sein desquels se tramait l’ « essentiel » de la relation éducative ? A bien entendre ce qui se raconte d’une présence au quotidien, se retrouve être qualifié de « informel » ce qui, en réalité, est « essentiel ». Avec Patrick Perrard, dans Moniteur éducateur, un professionnel du quotidien, nous avons souligné combien l’essentiel de la relation d’aide éducative et de soin s’effectue par le biais d’actes parfaitement anecdotiques. Aujourd’hui, je confirme cette remarque en appelant les professionnels à œuvrer, notamment à travers leurs discours et leurs écrits, à faire jaillir la complexité d’un agir de dessous la banalité d’un faire. C’est faute d’accéder à un savoir dire à la hauteur de leur savoir agir que les professionnels de l’éducation spécialisée ont été dépossédés de leurs expertises. C’est faute de n’avoir pas su passer du « voir » au « savoir » (enjeu de la « clinique » selon Michel Foucault) que d’autres s’appliquent aujourd’hui à rationnaliser les espaces et temps de travail selon des normes et des stratégies incompatibles avec les métiers de l’humain. L’informel étant l’espace et le temps propre au jaillissement de l’incertitude et de l’imprévisible, il faut, pour pouvoir penser les métiers de l’humain avoir recours à des catégories qui ne soient pas « binaires » (bien/mal, vrai/faux, beau/laid, etc.) mais capables d’intégrer le mouvement aux critères d’évaluation (tolérable, vraisemblable, acceptable, etc.) Le problème vient de ce que cette apparence de flou en forme d’approximation est insupportable pour quiconque demeure obnubilé par un désir de contrôle ou par l’exercice de sa toute-puissance.
Troisième question : « Comment remédier à une relation éducative altérée ? » Cette dernière question contient à la fois le désarroi et l’espoir des nouvelles générations d’éduc. Une apocalypse n’étant pas la fin du monde mais la fin d’un monde, la crise actuelle des métiers de l’humain est l’occasion d’aller vers un autre possible. Mais pour cela, il faut être en capacité de ne pas céder à la peur générée par l’inconnu. Ces quarante dernières années, les métiers de l’humain ont été impactés et systématiquement démolis par des logiques de machinement des organisations sous couvert d’une recherche d’efficacité et de rentabilité. Si la recherche d’efficacité est tout à fait respectable, voire souhaitable, celle-ci ne peut pas pour autant être menée sans le respect de ce qui fait la spécificité de l’humain. La reconstruction des métiers de l’humain va exiger du courage, du temps et beaucoup d’énergie. Ce sont les processus d’organisation des structures et services qui, loin des habitudes et des paresses intellectuelles, sont à réinventer. Ce sont les modèles de management qui, loin des impostures idéologiques, doivent renouer avec le sens et la complexité du « faire équipe ». Ce sont, parmi les représentations et les ancrages culturels, des éléments d’identité professionnelles que, sans renoncer aux valeurs humanistes fondatrices, il va falloir faire évoluer. Par exemple, au lieu d’exclure la subjectivité des registres de compétences de l’éducateur, accepter que la rencontre entre un adulte éducateur et une personne accompagnée soit forcément subjective mais que le rendre compte de cette relation soit nécessairement objectif.
Alors, et au moment de conclure, je m’adresse aux apprentis éducateurs pour que, ne renonçant pas aux valeurs ayant présidé à leur engagement, ils puisent dans leur courage et leur créativité pour reprendre la main sur leur métier d’éduc. Dans ce combat, nous serons quelques-uns à leurs côtés.