Accueil en internat et démarche inclusive
Chaque saison d’été est pour nous, ma femme Fabienne (maître-nageur sauveteur, éducatrice sportive et formatrice en IFTS) et moi-même, l’occasion de retrouver Sarah pour une période de deux mois (1). Cette année, sa maman a été heureuse de nous montrer le projet personnalisé d’intervention de Sarah. Un document soigné, dont la présentation rien que par elle-même vient signifier d’emblée la marque de respect accordée à la personne. Mais par-delà la forme, laquelle je le répète est essentielle, il est plaisant d’y lire, entre autres, comment l’expertise des parents est pleinement associée au diagnostic (celui-ci étant l’état des possibles constatés et des manques identifiés) et au pronostic (celui-ci désignant les objectifs fixés par le projet) formalisés par les professionnels. Ainsi ce qui au premier abord n’est qu’un document de papier actualise dans les faits un « nous » d’acteurs : Sarah, ses parents, ses amis, les professionnels de l’IME, et plus largement une association et un territoire. Pris au hasard de la lecture, un banal élément de diagnostic souligne et met en valeur le fait que « Sarah fait preuve d’humour ». Or, l’émotion me vient à lire et à commenter cette humble compétence acquise car, ainsi formulée, elle ne dit rien de la ténacité et de l’ingéniosité déployées durant des années par l’environnement de Sarah pour lui permettre d’accéder à ce second degré qui, dès son entrée dans la vie, provoquait en elle des crises d’angoisse et des passages à l’acte désespérés. Le bonheur d’un être se niche en de tels détails. La déficience de Sara est d’origine génétique. Trouver la cause de son comportement dysfonctionnant a pris du temps; peu à peu, l’avis médical est venu se substituer à d’inutiles malentendus et blessures superflues pour être, au final, entendu par les professionnels. La déficience est telle que toute sa vie durant Sarah aura besoin de bénéficier d’un étayage agi par un environnement attentif : parents, professionnels, voisins, amis, etc.
Ce matin, jeudi 22 août, Sarah fait sa reprise à l’Institut médico-éducatif (IME). Hier soir, la simple perspective de ce changement pourtant inscrit dans des repères bien établis fut la source de fortes poussées d’angoisse, d’agressions défensives et d’accrochages désespérées à la figure maternelle, demeurant le seul îlot protecteur. Pourtant Sarah a fêté ses vingt ans. Il y a plus de quarante ans, lorsque Fabienne et moi avons commencé nos métiers d’éducateurs, Sarah aurait sans aucun doute trouvé une place en Centre d’aide par le travail (CAT), aurait effectué une activité salariée et bénéficié d’activités de soutien de 1er ou de 2e type. Devenu Etablissement spécialisé d’aide par le travail (ESAT), les seuils de productivité fixés à l’admissibilité rendent impossible l’intégration de Sarah dans ce type de structure. Il m’importe peu de savoir s’il y a faute et à qui elle incombe ? J’ai déjà écrit sur les conséquences de cette évolution… au regard de laquelle les responsabilités sont multiples et partagées. Une fois encore, j’en appelle à cesser les querelles d’égo et les disputes d’adultes. Nous tous, acteurs de l’action sociale, avons à notre disposition l’intelligence et les ressources pour associer différents dispositifs et stratégies d’action dans l’accompagnement des personnes en situation de vulnérabilité. L’an passé, Sarah est allée faire des courses en ville avec Fabienne. Cette aventure qui consiste à affronter la foule et l’imprévisibilité de chaque situation avec une « figure adulte » n’étant ni la maman ni le référent professionnel ne pouvait se terminer que par un repas au Mac Do. Bien plus qu’un rituel il s’agit pour Sarah de s’octroyer un plaisir légitimement gagné sur la déprise de ses angoisses les plus archaïques. La file d’attente était longue et Fabienne commençait à craindre les effets sur les inquiétudes et les impatiences de Sarah. Mais celle-ci a pris la situation en main. Elle lui a montré les banques de commande informatique, a saisi sa carte bleue, lui a bien sûr laissé taper le code, a programmé la commande sans coup férir, pris le ticket et réceptionné les menus avec une facilité mettant en échec tous les supposés handicaps. Il s’agit-là encore d’une anecdote. Mais comme je le dis souvent ce sont dans ces petits « rien » que se niche le « tout » d’une vie. Sarah est sur le « seuil » de sa trajectoire d’adulte. Elle mérite mieux que de l’occupationnel. Son corps de femme la tire vers des sentiments amoureux, des désirs sexuels et des schémas de vie de famille. Elle a besoin d’un environnement compréhensif et professionnel pour s’approprier ces dimensions complexes de la vie que sont la vie en couple, les responsabilités liées à la maternité, le choix d’une contraception, le renoncement à l’enfantement. Elle aura besoin de tout un entourage bienveillant pour sublimer l’impossible par du possible ; car Sarah a aussi une vision claire de ce que pourrait être son « chez elle », son quotidien, ses perspectives de rencontres et de voyages…
Alors, et pour finir, je suis fier de mon métier d’éduc lorsque je constate que des collègues se dotent d’outils opérationnels, et qu’ils cheminent sans crainte sur la voie d’une professionnalisation qui n’est en rien synonyme d’une renonciation aux valeurs de l’humanisme. A cette fin, et en signe d’amitié, je leur adresse cet ultime message : que le souci d’objectifs ciblés et évaluables ne leur interdise pas de mentionner cette autre catégorie de compétences possibles, certes difficilement mesurables, que représentent une « sérénité acquise par la personne accompagnée » (trop souvent maladroitement mentionnés par le terme de « confiance »), une moindre souffrance face à l’imprévisibilité des événements de la vie, un sourire suscité par une épreuve surmontée, voire même parfois une bise octroyée à un moment inattendu… bref, toutes ces attitudes qui trahissent un bonheur d’être-là, présent au monde. Sarah connaît des instants heureux et cela vaut tout l’or du monde.
(1) L’ouvrage Cent mots pour être éducateur est dédié à Sarah, et j’explique dans la postface qui est cette enfant, alors âgée de deux ans lors de notre première rencontre.
2 Replies to “Accueil en internat et démarche inclusive”
Merci pour ces extraits de vie, de travail, d’accompagnement « à être heureux ».
En tant que formateur, je vais m’empresser d’offrir ce texte à la réflexion des apprenants.
Doigté, finesse, acceptation de la complexité, professionnalisme dans l’accueil renouvelé de la singularité; et vous semblez aussi puiser votre force dans Sarah elle même. Merci de mettre à notre disposition des mots comme ceux-ci …dans une époque comme celle-ci! Pierre