Aller de l’avant sans renier l’avant

Aller de l’avant sans renier l’avant

Graphe saisi sur un mur près de la gare de Namur… Il m’évoque le crocodile dans le Peter Pan de Régis Loisel

Depuis 9 heures du matin ce 12 septembre, nous travaillons sur ce que veut dire « être éducateur » à l’invitation de la direction et de l’équipe éducative d’un internat accueillant des enfants de 6 à 12 ans orientés ou placés par l’équivalent en Belgique de la protection de l’enfance. Au commencement de la journée, j’ai demandé à chacun des participants de se présenter, de dire bien sûr son nom et sa fonction dans l’établissement, mais de partager aussi, s’il le voulait bien, les raisons qui le faisaient être là ce matin, en formation pour deux journées espacées dans le temps, et ce qu’il en attendait. Après avoir sacrifié au rituel de la soumission insoumise, « je suis là parce que la formation est obligatoire et qu’elle compte dans mon temps de travail » (clins d’œil répétés adressés à la directrice et aux trois chefs de service présents), chacun dit à sa façon sa volonté de mieux « comprendre » les comportements des gamins accueillis et de renforcer ses stratégies d’action. L’envie est donc là ; elle va faciliter la participation active de chaque professionnel présent. Et c’est tant mieux ! Car pour accéder à la complexité de cet « être éducateur », il faut bien que les professionnels acceptent de passer de l’intuition (cette pertinence de l’action que confère l’authenticité d’un engagement), à la conceptualisation (cette impertinence de l’esprit qui seule permet de traquer la singularité de toute trajectoire de vie sous l’universalité d’un devenir humain). Dès lors, l’équipe présente l’histoire de ce gamin mis au monde dans un environnement familial précaire et violent, placé successivement dans deux établissements spécialisés sans que les équipes éducatives et thérapeutiques ne parviennent à contrer les carences originelles et à se saisir des possibles restants, puis réorienté de nouveau pour arriver, enfin, dans cette ultime institution, la quatrième donc en seulement sept années d’existence. Or depuis la rentrée de septembre, le gamin semble vouloir se déplacer dans ses symptômes et accepte d’intégrer une classe en milieu scolaire conventionnel. Son acquiescement fait sans aucun doute écho à un désir conjoint de la mère et de l’équipe avant que d’être l’expression du désir propre du gamin. Et c’est très bien ainsi…  avec cette particularité, toutefois, que sous ce même mot de « désir » se dissimulent des intentions différentes selon qu’il exprime celui de la mère ou celui de l’équipe. Alors, je questionne celle-ci sur ses intentions et sur sa stratégie. Qu’est-ce qui fait que ce petit bout d’homme* de 7 ans se reconnaît dans un désir d’adulte, là où jusqu’à présent il ne voyait en celui-là que source de colères et de passages à l’acte violents ? « Salaud d’adultes ! », dit le Peter Pan de la bande dessinée de Régis Loisel dont je conseille à l’équipe l’achat des six volumes pour la bibliothèque de l’établissement aperçue lors de mon arrivée (si… si, les bibliothèques d’établissement sont de retour). Et parce que je les pousse dans leurs retranchements, inévitablement les professionnels répondent par un « je ne sais pas » ; ce même « je ne sais pas » dont j’ai fait un chapitre dans Oser le verbe aimer en éducation spécialisée. Alors que bien sûr je sais qu’ils savent… et que cette formule, aussi défensive que peuvent l’être les passages à l’acte symptomatiques du gamin, ne dit pas autre chose que l’ancrage de l’intuition dans les affects. Il n’y a rien de magique dans le fait que l’équipe parviennent à suffisamment sécuriser l’enfant dans l’instant pour lui permettre d’aller de l’avant. Au contraire, il y a bel et bien la transcription d’une expertise ; laquelle reste et restera méconnue aussi longtemps que les professionnels ne parviendront pas à rendre visible et lisible ces petits riens qui constituent les balises du grandir. A cet instant, je fais un détour par le conte du petit Poucet ; ce gamin qui ne trouve son chemin que parce qu’il dispose de repères suffisamment solides pour avancer. J’invite alors l’équipe, supposée désorientée, à identifier les petits cailloux qu’elle a en poche et qu’elle mobilise.

Parce qu’il est inscrit dans l’humain, l’enfant est comme l’adulte un être de temps. Cette vérité, qui depuis Aristote ne cesse d’habiter la réflexion des philosophes, est le pain quotidien de l’éducateur. Alors dans une ultime pirouette conceptuelle, j’affirme, et de façon un rien provocateur, que si les « éducateurs n’ont pas le temps »… et bien c’est tant mieux ! Car, un éducateur n’a pas à « avoir le temps » mais à « être le temps ». C’est au travers ces tout petits riens du quotidien, lesquels mis bout à bout font le tout d’une trajectoire de vie, que les éducateurs amortissent au plus près de l’instant les tensions que font forcément naître les articulations de l’avant et de l’après, du dedans et du dehors, du dessus et du dessous, du devant et du derrière… les points cardinaux de l’être. Comment un gamin placé peut-il aller de l’avant sans renier l’avant ? La formule peut paraître inutilement alambiquée mais c’est précisément ce détour par le sens équivoque du mot « avant » qui permet d’accéder à ce qui fait la complexité d’une existence. Et ce d’autant plus si cette existence a été chamboulée par des événements de nature traumatiques. Pour être plus accessible, j’évoque alors les disques de vinyle sur lesquels une poussière (accident bénin) ou une rayure (accident malin) provoque un déraillement, empêche l’avancée de la lecture, induit un retour en arrière pour repartir de l’avant avant que de repartir en arrière et de répéter sans cesse une durée désormais réduite à l’instant. Tout comme ces comportements qui se réitèrent dans le temps, parce ce que l’instant présent, celui qui ramène à la blessure, ne joue plus son rôle de passeur vers un futur articulé à un passé. Tout passé, bien que n’étant plus, se doit d’être encore suffisamment présent sans être envahissant s’il veut participer d’une durée. L’exemple du disque rayé parle. Le groupe de travail avance… C’est la présence rassurante, parce que contenante des adultes, sur ces moments en apparence anodins qui permet au gamin de se libérer de l’emprise de l’avant pour prendre le risque d’aller de l’avant. C’est la présence rassurante, parce que concertée des adultes, qui l’autorise à faire le pari d’un après qui ne soit pas synonyme d’un recommencement. C’est la présence rassurante, parce que cohérente des adultes, qui permet à l’enfant d’éprouver le fait qu’un passé défaillant n’entraîne pas forcément un futur abîmé.

« Il y a des gamins dont la vie fait des histoires sans jamais faire une histoire », dit Michèle Benhaïm dans Les passions du vide, dérives adolescentes contemporaines. Et puis il y a des gamins qui, avec une aide des adultes éducateurs, peuvent aller de l’avant sans avoir à renier l’avant…

*Bout d’homme est le titre de cette autre très belle bandes dessinées signée Jean-Charles Kraehn aux éditions Glénat

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