Ce que punir veut dire
Parce qu’il me fallait répondre à une commande, et parce qu’il me fallait finaliser par écrit le programme d’une journée de travail sur le thème de la sanction, je me suis retrouvé par réflexe, et comme très souvent dans moments-là, au pied de ma bibliothèque. Ce mur d’ouvrages et de revues est à la fois mon rempart et mon point d’appui ; je sais qu’une grande part de ce que je suis se trouve là. A force de les lire et de les relire, ces textes ne cessent d’imprégner mes pensées. En ces pavés de papier se lovent la trame et les arguments de ma prochaine intervention ; je ne sais ni où ni comment, mais je le sais. De sorte que, au pied du mur de toutes ces pages noircies, l’inattendu va me saisir et me faire sortir du rang le ou les livres auxquels je n’aurais pas songé. J’aime ces instants suspendus à la redécouverte du déjà su. Et le tout premier livre à venir à ma rencontre est un petit texte de Francis Huster intitulé Albert Camus, un combat pour la gloire. Je sais d’instinct qu’il ne faut pas le remettre à sa place sous prétexte que, à première vue, il n’aurait rien à voir avec l’objet de ma quête. Il me faut au contraire l’ouvrir au hasard : « Je me suis battu sur le trottoir de la rue Aurémat devant la communale. Et je ressens encore mon oreille rougie par l’ongle du gros index de monsieur Germain, qui me l’avait tirée si soudainement. » Sous la plume d’Albert Camus, mis en scène par Francis Huster, surgit le récit d’une punition. Je n’avais plus souvenir de ce souvenir d’Albert Camus et encore moins du lieu où j’aurais pu retrouver ses mots. Amusé autant que surpris, je poursuis ma lecture improvisée : « Je ne peux me raser chaque matin sans craindre de voir apparaître sur ma joue la trace de cette gifle, que tonton Gustave m’asséna, à la porte cassée de la boucherie franco-britannique de la rue du Languedoc, pour être rentré si tard. » Le récit d’une autre punition. Que soient bénis l’instinct, le hasard, l’intuition, l’inconscient, la mémoire… peu importe son nom au fond. Je tiens avec Huster/Camus le fil de ma pensée et la prochaine intervention.
Mais avant cela, il faut revenir au commencement du texte de Francis Huster, et à l’idée originale qui l’a fait naître. Au tout début, Francis Huster met en scène un Albert Camus présent à Stockholm en ces jours de décembre 1957 afin de recevoir son prix Nobel de littérature. Il rappelle comment, au cours de ce séjour, celui-ci a spontanément accepté l’invitation à se rendre à l’université d’Uppsala. Là va se nouer un drame que rien ne pouvait laisser prévoir. En effet, au cours de cette rencontre Albert Camus va être brutalement pris à partie par un étudiant, et le tout jeune nobélisé va lui répondre par une formule qui va déclencher le scandale et ne lui sera toujours reprochée : « entre la justice des bombes et ma mère, je choisis ma mère ». Francis Huster dépeint alors un Albert Camus torturé par l’idée de n’avoir « pas su répondre comme il aurait fallu. » D’avoir, en quelque sorte, commis une parole violente en réponse à une autre parole violente. Faire taire l’insolent. Vouloir laver l’affront. Garder la maîtrise à tout prix. Ne sont-ce pas là les germes du punir ? Et Francis Huster d’imaginer alors, qu’en ce 4 janvier 1960, près de la carcasse terrifiante de la Fagel Vega venue s’écraser contre un arbre, le spectre de Camus contemplant son propre cadavre se remémore l’incident d’Uppsala, la maladresse des propos tenus, la réponse écrite qu’il n’a jamais rédigée et dont Francis Huster imagine le titre : « Un combat pour la gloire ». Comme si la moindre faille de l’adulte condamnait l’éducateur à la faillite ! Car, au fond, qu’est-ce que punir ou se punir ? Sinon ce mécanisme par lequel la pulsion l’emporte sur la raison qui fait ne pas savoir agir comme il le faudrait alors que, indéniablement, sont à disposition les moyens et les savoirs pour le faire convenablement. Car punir, n’est-ce pas tout bonnement « péter les plombs » où « sortir de ses gonds » comme l’analyse de manière assez extraordinaire Gilles Deleuze, en reprenant une citation de Macbeth à propos du temps : « time’s out of joint ». Aussi nous faut-il mettre au travail ces questions simples : qu’est-ce qui fait qu’un gamin parvient à ce qu’un adulte, parent ou professionnel, pète les plombs ? Comment faire pour que, dans la prégnance de l’instant, l’adulte, parent ou professionnel, ait ce reste de lucidité pour faire le pas de côté afin de ne pas réagir à la provocation, à la manipulation ou au mensonge en commettant un passage à l’acte ? Aussi nous faudra-t-il comprendre (dans la mesure où comprendre n’est pas excuser) pourquoi à vouloir trop bien faire son travail, à chercher à tenir le cadre, à désirer ne pas céder sur son autorité… l’adulte s’expose à des faiblesses que le gamin s’empresse de saisir et de mettre à l’épreuve ?
One Reply to “Ce que punir veut dire”
Freud, dans sa célèbre préface a August Aichhorn ne disait il pas qu’il existe 3 métiers impossibles: éduquer, soigner et gouverner ….
Ne faisait il pas référence à notre constant besoin de maîtrise qui est, dans ces trois situations, impossible. La sanction pour qui ? Pour quoi ?
Quel distinction entre sanction et punition ? Et, la réparation dans tout ça ?
Il y a vraiment de quoi réfléchir sur ces thématiques… Qui sont moins d’avoir épuisées nos réflexions.