Quand l’art de perdre devient l’art de gagner

Quand l’art de perdre devient l’art de gagner

L’art de perdre, le roman d’Alice Zeniter pour l’heure retenu parmi les quatre lauréats au prix Goncourt, est sans aucun doute l’un des livres les plus impressionnants qu’il m’ait été donné de lire ces derniers temps. Sans doute parce que, mon histoire personnelle étant de la même manière que celle de l’auteure hantée par la guerre d’Algérie, le style parfaitement limpide de l’ouvrage emporte ma lecture et ma raison bien au-delà des seuls mots écrits. De 1958 à 1962, mes parents et mes deux frères résidons dans la banlieue d’Alger et, en avril 1962, nous prenons l’un des avions en partance car ma maman est alors enceinte de ma petite sœur. Alors, et même si nos deux sorts ne sont pas comparables, étant moi fils de militaire et Alice Zeniter petite fille de Harki, de toute évidence les effets de cette sale guerre conservent, malgré le temps qui passe, le même pouvoir corrosif sur la filiation et la mémoire.

Toutefois, et sans vouloir sous-estimer l’injustice et donc la faute morale commises à l’égard des Harkis, il me semble que la puissance de cet ouvrage se situe bien au-delà de l’histoire qu’elle raconte. Ce qui me fascine c’est la précision avec laquelle Alice Zeniter reconstitue le portrait moral et physique de ses personnages à partir des choix décisifs qu’ils font. Au commencement, donc, est ce grand-père dont la petite fille et narratrice ne sait rien parce que ce dernier est resté muet sur son histoire et ses drames ; mais lequel grand-père, au moment du choix, s’est selon sa conscience prononcé pour le moins pire, à savoir sa fidélité à la France plutôt que son ralliement au FLN. Un choix qui, dès l’instant où il est retenu, l’emmure, lui et sa descendance, non pas dans le doute et la honte mais dans le silence qui d’abord précède et qui ensuite succède à tout cataclysme. Suit le choix du père, fils donc de ce grand père, qui à son tour et à l’encontre des principes de son milieu épouse une femme française de souche et se hisse à un statut de fonctionnaire. Un choix qui, dès l’instant de son acquiescement, l’emmure lui aussi non pas dans un sentiment de trahison mais dans cette forme de distance créée par toute séparation ayant une haute valeur symbolique. Enfin, cette petite fille et fille qui, la première parmi tous les siens, retourne vers la terre interdite et retrouve physiquement le berceau familial, avec non pas le sentiment de recoller à une filiation mais celui d’accueillir en elle l’inspiration indispensable à toute survie.

Ainsi, dans l’ombre de l’histoire racontée par Alice Zeniter, s’esquissent les récits concernant la manière propre à chaque être de prendre sa place dans une trajectoire familiale. Une telle démarche requiert une certaine maîtrise du contre-pied dès lors qu’une décision s’inscrit à contre-courant d’un environnement et de ses évidences.  C’est peut-être là que se forge le libre arbitre et le courage de s’assumer en tant que personne libre. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, l’art de perdre devient l’art de gagner.

Alice Zeniter, L’art de perdre, éditions Flammarion

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