Le « prendre soin » n’est pas qu’une « affaire de femmes »
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En ces temps où il devient de plus en plus compliqué de penser sereinement le féminin, le masculin et surtout le rapport de l’un à l’autre, le journal Le Monde en date du jeudi 18 janvier a consacré le dossier de son supplément Université et Grandes écoles à cette question : L’orientation est-elle sexuée ? D’emblée, le propos introductif de Pascal Galinier pose les enjeux d’une telle question lorsqu’il fait remarquer que, aujourd’hui, 55,1% des étudiants sont en fait des étudiantes (les femmes constituent donc désormais la majorité du public inscrit dans les facultés) mais qu’elles ne sont plus que 27% à être inscrites dans les écoles d’ingénieurs contre 85 % dans les formations paramédicales et sociales. C’est donc peu dire que les métiers de l’éducation et du prendre soin se féminisent. Or, s’occuper des autres ne devrait pas être une tâche assignée à une caste ou un sous-groupe, affirme Pascale Molinier, psychosociologue et auteure de Le travail du Care. « Ça devrait, au contraire, être une valeur civilisationnelle centrale. Il n’y a aucune raison de dire que le care est masculin ou féminin, c’est humain, tout simplement. », précise-t-elle. Tandis que, dans le même article et confortant cet avis, Mike Marchal, éducateur et formateur, affirme que « ce sont des métiers qui impliquent une utilité sociale, une responsabilité. »
Alors il va bien falloir aller plus loin que la seule revendication de l’humanisme pour légitimer les métiers de l’éducation spécialisée et du prendre soin ; et pour cela il faudra bien persévérer dans l’effort qui nous fait revendiquer l’appartenance de ces derniers à la sphère des sciences humaines, persévérer aussi dans l’écriture d’une épistémologie propre à ces champs spécifiques, persévérer enfin dans l’adoption d’une grammaire et d’un corpus théorique singuliers. Car la féminisation des métiers de l’éducation et du prendre soin n’est qu’un symptôme ; elle est le symptôme de l’abandon d’une ambition politique et d’une vision (d’un projet) de l’homme pensé dans son rapport au monde et à lui-même. A maintes reprises, et ce depuis notre thèse d’Etat, nous avons dit que la notion d’utilité sociale (évoquée ci-dessus) pouvait être l’un des concepts organisateurs des métiers de la relation d’aide éducative et de soin… mais à condition d’accueillir les ruptures épistémologiques successives dont il est forcément l’enjeu. L’une des toutes dernières en date étant la rupture avec la vision de l’éducation telle que développée dans L’Emile ou de l’éducation par Jean-Jacques Rousseau, et l’acceptation pleine et entière du passage de la charité aux droits de l’homme. Il suffit de suivre le fil des discours et des évolutions du langage qui vont de la pitié à la bienveillance, en passant par la charité, l’empathie, le care, l’amour, etc., pour renifler la trace d’un processus de professionnalisation à la hauteur d’une éthique de l’Homme. Invité en ce mois de février 2018 à penser la notion de bienveillance dans les métiers de la relation d’aide éducative et de soin, tant le 6 février par l’IRTS Haut de France (programme) que les les 19 et 20 février par la Fondation des Œuvres pour la Jeunesse en Suisse (programme détaillé), nous remonterons le fil qui va du caritatif à la compétence dans les métiers de l’éducation et du prendre soin pour dégager les obstacles praxéologiques à l’émergence d’une professionnalité… assumée tant au masculin qu’au féminin.
2 Replies to “Le « prendre soin » n’est pas qu’une « affaire de femmes »”
Un facteur qui me semble également important est celui du manque de valorisation et de reconnaissance de nos métiers. il suffit de regarder les grilles de salaires pour se rendre compte à quel point nous sommes sous-estimés! Je suis convaincue que si nos métiers étaient mieux rémunérés, nous aurions moins de disparité entre femmes et hommes. Il n’est pas besoin d’aller très loin pour s’en rendre compte, regardons nos voisins Suisses qui eux rémunèrent les travailleurs sociaux à leur juste valeur!!
La reconnaissance salariale est sans aucun doute un facteur pesant fortement sur la féminisation des métiers du prendre soin. Tu as raison Maïté. Malgré cela, je demeure convaincu que cette reconnaissance salariale il faut aller la chercher. Et pour cela il faut nous réapproprier l’histoire de nos métiers, assumer pleinement déjà nous-mêmes notre expertise (en cessant par exemple de dire à tout bout de champ que « nous bricolons »), rendre visible et lisible la complexité des points d’ancrage théoriques et pratiques à partir desquels nous agissons nos savoir-faire et nos savoir-être. Mais je sais que tu connais mon discours, lequel se traduit par un engagement auprès des professionnels afin qu’ils appréhendent autrement le sens de leur métier… Ta comparaison avec la Suisse est pertinente, d’autant plus que je sais que tu as exercé un temps ce métier chez nos voisins. L’occasion est bonne de rappeler que chez nous les fondements de l’éducation reposent sur le mythe d’Emile, le roman pédagogique inventé par Jean-Jacques Rousseau… lequel au tout premier chapitre affirme sans scrupule que jamais il ne s’occupera d’un enfant cacochyme (débile, handicapé,… dirait-on aujourd’hui) parce que « inutile à lui-même et à la société ». Plus loin, il ajoute, qu’un autre que moi-même s’en occupe j’admets cette « charité ». Pour nos collègues suisses, en revanche, l’œuvre de Johann Heinrich Pestalozzi, ses engagements et ses écrits, servent de point d’ancrage à l’éducation. Lequel Pestalozzi se dit l’héritier de Jean-Jacques Rousseau alors que paradoxalement il consacre sa vie et son art à l’aide éducative et de soin des enfants les plus miséreux, les plus fragiles… les exclus donc. Rousseau est en retard sur son siècle (et je sais combien j’ai payé cher cette affirmation lors de ma thèse et continue à le payer… il ne faut pas toucher au mythe). Sur les traces de Pestalozzi va se développer toute une science de l’éducation spéciale, d’une pédagogie sociale dirait mon ami Laurent Ott, marchant sur les traces non de Jean-Jacques Rousseau mais de Janusz Korczak, de Freinet, de Paulo Freire. Alors qu’en France les professionnels boudent encore trop massivement les savoirs conceptuels susceptibles d’étayer leurs pratiques, chez nos voisins, Suisses ou Belges, ou chez nos cousins, Québécois, les étayages théoriques sont aussi au moins importants que les apports expérientiels. Allez, chère Maïté, je m’arrête là… j’ai le bonheur d’être invité à travailler avec les équipes de la Fondation Officielle pour la Jeunesse à Genève en février et en octobre 2018. L’occasion de partager et de poursuivre les réflexions sur une science pratique de nos métiers.