Ombres d’ados et lieu de rêves
Les Ardon, Marie-France et Patrick de leurs prénoms, ont créé et animé tout au long de leur existence un lieu de vie et d’accueil nommé La Chabraque. Au départ, ils l’ont fait contre les autorités, prenant le risque de se retrouver en correctionnel ; et, au fil du temps, ils l’ont tenu malgré les obstacles. Ce qui, pour des passionnés du cheval semble être une évidence. Très vite La Chabraque est non seulement un lieu de vie et d’accueil mais un centre de formation aux métiers du cheval, avec ses savoir-faire, ses exigences et ses rites. Aussi, l’âge venant et avec lui le moment de laisser à d’autres la gouvernance des lieux, les Ardon livrent dans cet ouvrage, intitulé La chabraque : l’effet cheval pour aider à grandir, non pas un testament mais une trace qu’il appartiendra à chacun de suivre comme bon lui semblera. Mais puisque l’actualité signe le retour des « incasables » sur l’avant-scène médiatique… et puisque dans les discours et les travaux des professionnels reviennent, comme un leitmotiv, les situations de ces « patates chaudes » que les institutions se refilent, il va bien falloir remettre en avant cette capacité qu’ont les éducs d’aider les ados à faire autre chose de leur vie que ce que ces derniers donnent à voir et à entendre par la mise en scène de leurs symptômes ! Non pas qu’il n’y ait plus d’éducateurs sachant travailler avec ces gamins-là ! Au contraire. Nos diverses rencontres avec les équipes montrent qu’il y a encore de l’éduc là où il y a une présence capable de générer ces petits déplacements dans le comportement des ados signant leur retour à du sens à être-là. C’est ce que content les Ardons à travers leur témoignage, et c’est ce que découvre le lecteur au fil des pages au sein desquelles il n’est pas seulement question de « cheval émoi » (p.89), d’ « amer amour » (p.123) ou bien encore de « père-manant » (j’avoue qu’à la première lecture du manuscrit tous ces jeux de langage m’on plutôt agacé) mais bel et bien d’un « être-là » (p.109) en qualité d’adulte éducateur auprès de gamins dont le seul désir, ou le principal rêve, est que ça tienne.
« A la Chabraque, on joue avec un cheval des deux façons, suivant que l’on est « à côté » ou « dessus », et dans un « espace transitionnel ». En effet, comment définir Sever, ce lieu-dit au fin fond de l’Aveyron, autrement que comme un espace où tout peut se jouer, voire se rejouer avec une fin plus heureuse ; ce lieu qui, lu à l’envers, donne « rêves » ! Lieu de tous les rêves, de toutes les illusions, pour reprendre le terme de Winnicott. Lieu « entre-deux », loin d’une réalité qui a été traumatisante ; lieu propre à accueillir toutes les peines et à les rejouer dans une catharsis libératrice. » (p.75)
J’aime cet ouvrage combien même, et je l’ai dit ci-dessus, la première lecture du manuscrit m’a fait douter de son sérieux. J’aime cet ouvrage bien que, le revendiquant ainsi, je sache n’être pas objectif puisque j’ai accompagné sa naissance… Mais, et je le dis une fois encore, j’aime cet ouvrage car de dessous l’apparente banalité des histoires racontées et de dessous l’apparente simplicité de l’écriture (chaque chapitre pouvant être lu séparément, à la manière d’une chronique journalière) surgissent tous les ingrédients d’une vraie science de l’éducation appliquée au champ spécifique de la pédagogie sociale : Maria Montessori, Célestin Freinet et Fernand Deligny, tous ces pédagogues de l’impossible, sont présents dans le texte et tutoient librement Sigmund Freud, Josef Breuer ou bien Maud Mannoni. Pour autant, cette galerie d’intellectuels notables n’empêche en rien le surgissement, au détour d’une phrase, de Jean-Jacques Annaud et des images de son film La guerre du feu, maintes fois visionnées par les ados de La Chabraque, ou les paroles de Jean Ferrat, inspirées d’Aragon, venant rappeler que la femme est l’avenir de l’homme. Et les professionnels s’y retrouveront, j’en suis certain, dans cette façon de faire référence de tout bois afin de charpenter leurs savoirs pratiques. Et c’est bien par là que les Ardon font œuvre d’utilité publique. Car, l’un des moyens de combattre le mal être qui semble aujourd’hui s’emparer du secteur de l’éducation spécialisée et du travail social ne serait-il pas de rompre avec tous les discours appelant à faire table rase du passé sous prétexte d’aller de l’avant ? Bien sûr, il ne s’agirait pas de revenir en arrière dans une forme de réflexe conservateur ou de vaine nostalgie, d’autant plus stériles que l’un et l’autre seraient déconnectés d’une perception juste des réalités d’antan. Il s’agit bien plutôt de prendre le meilleur de ce qui a pu faire la pratique et l’étayage théorique de ceux qui nous ont précédé dans le métier. Et dès lors, la lecture de La chabraque ne peut que s’imposer… d’urgence.