Ces adolescents devenus des incasables

Ces adolescents devenus des incasables

Bruxelles – Musée de la BD

L’époque contemporaine est plus que jamais hantée par la présence de ces adolescents dits « incasables ».  Depuis plus de quarante ans, le terme désigne ainsi des jeunes ayant eu affaire avec la justice, souvent récidivistes et parfois incarcérés, présentant par ailleurs des troubles de la personnalité ou du comportement et, au final, étant rejetés par toutes les institutions. De fait, l’institution psychiatrique estime qu’ils ne sont pas de son ressort, l’institution pénitentiaire dit, quant à elle, que leur incarcération n’est pas souhaitable et l’institution éducative au final, se déclare être mise en échec par des jeunes refusant toute forme d’accompagnement. Dénommés « cas lourds » ou « cas limites », les incasables font donc partie, dans leur catégorie, de ces nouvelles « patates chaudes » que se refilent les institutions, de la famille aux services de la PJJ en passant par l’école et les établissements spécialisés. Dans leur article intitulé Le sujet incasable, Gillonne Desquesnes et Nadine Proia-Lelouey affirment que ces « incasables » auraient toujours existé ; toutefois les adolescents ainsi désignés se signaleraient par des passages à l’acte délinquant plus violents, notamment  à partir des années 70 et le surgissement de ce qui est repéré comme étant les conséquences  d’un processus de désidentification. Nous l’évoquions déjà dans l’un de nos tout premiers ouvrages Eduquer les enfants sans repères, lequel à l’époque souleva quelques indignations lorsque, refusant de cibler les seuls jeunes de banlieue, nous évoquions alors un « effet de contamination » touchant toutes les classes sociales. Le phénomène a-t-il empiré depuis ? Difficile à dire. Certes le contexte sociétal a changé.  La fascination qu’exercent sur des jeunes déjà fragilisés les discours salafistes, les appels au djihad et à la rupture avec le cadre républicain vient sans aucun doute complexifier l’état des lieux d’une jeunesse plus que jamais en perte de repères et vient renforcer du même coup un sentiment d’impuissance chez les adultes, parents ou professionnels. Alors que dans un article donné à la revue V.S.T., Jacques Ladsous, figure emblématique de l’éducation spécialisée moderne, réprouve l’usage du terme incasable, c’est, selon les professionnels, ce sentiment d’impuissance qui, au contraire, légitimerait son emploi. « Cas lourds », « cas limites » ou bien encore « adolescents psychopathes », ces jeunes font craquer les institutions, affolent les équipes et confrontent les professionnels à l’échec.

Et pourtant…

Une chose semble certaine ; ce sont la fragilisation sans cesse augmentée d’un contenant sociétal et la carence précoce d’un étayage adulte qui tiennent une place de choix dans les causes d’une réelle souffrance adolescente exprimée par une diversité de symptômes. Faute de bénéficier d’un environnement sécurisant, et ce dès la prime enfance, et faute de pouvoir se reconnaître dans le regard aimant d’un entourage adulte, la figure emblématique d’un gamin a-construit s’installe sur l’avant-scène de l’actualité et prend place dans les angoisses d’une opinion publique bien mal informée. Car les défaillances parentales sont sans doute une explication incontournable au surgissement de ces incasables. Mais déjà en 1996, nous étions opposés à cette idée d’une démission parentale et à une stigmatisation des familles. Sans jamais dénier la difficulté, voire l’impossibilité, pour certains géniteurs d’accéder à une place et à un rôle de parents, nous dénoncions l’emprise de l’idéologie libertarienne sur les sphères de la gouvernance politique, le délitement des institutions et de leur légitimité et, au final,  l’effondrement de l’effet contenant que devrait avoir toute société. Cette idéologie libertarienne, dont l’apogée se situe nous semble-t-il dans les années 80, ne se contente pas d’être une arme économique associant la dérégulation des marchés au retour de la loi du plus fort; elle est  aussi une vision philosophique appelant « la fin de l’homme », pour reprendre ici le titre du livre de Francis Fukuyama. Parce que l’humanité est confrontée une nouvelle fois dans son histoire à devoir penser un autre rapport à l’espace et au temps, les tenants du libertarisme argumentent l’idée selon laquelle la survie de l’espèce passerait par le renoncement à ce qui fait l’humain de l’homme. D’où les discours sur l’homme augmenté ou le transhumanisme qu’éclaire fort bien l’enquête menée par le philosophe Roger Pol-Droit et la journaliste Monique Atlan. La principale conséquence du libertarisme et de sa vision de l’homme et de sa place dans le monde est l’idée d’un nouvel espace sociétal à tolérance zéro dans laquelle une organisation à zéro défaut s’emploierait à supprimer l’humain, considéré non plus comme une richesse mais comme un facteur à risque. Cette vision impacte désormais les institutions spécialisées. Et il est clair que tous les professionnels des métiers de l’humain, de la santé, de l’éducation et la cohésion sociale, doivent non plus s’inscrire seulement dans une résistance mais monter en première ligne face à ce mouvement mortifère ; et ils doivent le faire non pas en refusant les changements induits par l’évolution des mœurs et des technologies mais, et c’est sans doute plus compliqué, en s’opposant de toutes leurs forces et avec  tous leurs moyens à une confiscation  des libertés fondamentales (parmi lesquels le droit de toute personne à devenir sujet d’elle-même) au profit de l’intérêt de quelques-uns.

Que faire alors ?

Dans cette lutte, les professionnels de l’humain sont amenés à combattre les effets du consumérisme et d’un mode de vie qui fait de l’avoir une priorité sur l’être. Les incasables portent les stigmates d’un être en apparence incapable de sursoir à toute satisfaction immédiate, de supporter une quelconque frustration et, de manière plus générale, d’admettre que des limites puissent préexister à son bon vouloir. Par leur comportement, ils se positionnement désormais bien au-delà de ce qui dans les années 80 était désigné sous le terme « d’enfant roi ».  Car, et nous le disions déjà en 1996, la violence de ces jeunes est le reflet en miroir de la violence des adultes.  Ces derniers, eux-mêmes imprégnés jusqu’à plus soif d’images, de flash et de discours incitant à la consommation et valorisant l’avoir, sont de moins en moins à même d’inscrire l’enfant et l’adolescent dans un advenir fondé sur la construction d’un « je » prenant place au sein d’un « nous » (Aimer, s’aimer, nous aimer, du 11 septembre au 21 avril de Bernard Stiegler). Dans les temps présents, le chacun pour soi devient la norme de l’a-construction de l’être. Et faute de bénéficier d’un étayage adulte les adolescents s’enlisent dans des comportements dysfonctionnant, dès lors diagnostiqués comme étant des « troubles psychiques », et ils agissent des passages à l’acte dont la violence est proportionnelle au désarroi suscité par la confrontation au vide (Les passions vides, chutes et dérives adolescentes contemporaines de Michèle Benhaïm). Dans un tel contexte, la réitération des symptômes, celle-là même qui épuise les équipes de professionnels, devient l’unique mode de survie pour des incasables que plus rien ne rattache à un sens à être présents au monde. Sauf la satisfaction immédiate des pulsions les plus archaïques ! Face à cela, il va falloir de toute urgence réoutiller les adultes au premier rang desquels les professionnels de l’éducation spécialisée et de la protection judiciaire des mineurs. Par réoutiller les professionnels nous souhaitons indiquer deux axes stratégiques à développer. Le premier est de renouer avec le faire institution face à un discours dominant prônant le désétablissement.  Quelle que soit la forme du dispositif adopté, les professionnels doivent s’engager à constituer un cadre, mais un cadre accueillant, au sein duquel ces gamins peuvent se sentir en sécurité. Reconstituer des espaces et des temps contenants et donc capables d’assurer à ces soi-disant incasables une sécurité psychique et affective devient la première urgence ! Là est le lieu de leur reconstruction possible. Là est cette case tant recherchée… Mais pour cela, il va falloir abandonner toutes les mauvaises habitudes, adoptées y compris par les professionnels sous prétexte d’une valorisation de l’individualisme, faisant primer le droit de chacun sur l’intérêt collectif.  Il va falloir apprendre ou réapprendre à faire équipe dans le cadre d’institutions où les espaces et les temps de concertation seront d’autant plus fertiles que les espaces et les temps de décision seront eux-mêmes rendus visibles et pleinement légitimés. Et puis, deuxième axe stratégique visant à réoutiller les professionnels, il va falloir les inciter de nouveau à faire du « savoir aimer » une compétence professionnelle dans le cadre d’une relation d’aide sociale, éducative et de soin. Après les trente années noires vécues par l’éducation spécialisée durant lesquelles un discours dominant appelait les professionnels à se départir des affects dans l’exercice de leur métier, voilà que des directives officielles (notamment les recommandations de l’ANESM) viennent rétablir la légitimité de ces derniers. Mais un tel revirement dans les discours se réduira à n’être que des incantations si une approche critique, parce que fondée sur une science de l’éducation spécialisée adossée à une épistémologie, ne vient pas dire et enseigner ce qu’aimer veut dire dans le cadre d’une relation d’aide sociale, éducative et de soin. C’est ce qui a motivé la publication de Oser le verbe aimer en éducation spécialisée et c’est ce qui soutiendra nos travaux avec les professionnels de la PJJ tant à Lyon au mois d’avril qu’à Toulouse au mois de septembre. En vérité, les professionnels sont appelés à faire valoir les valeurs fondatrices de l’éducation spécialisée mais dans un contexte de crise de civilisation qui ne doit en rien empêcher la volonté d’aller de l’avant, de préserver l’humain et de faire jaillir l’adolescent de dessous l’incasable.

5 Replies to “Ces adolescents devenus des incasables”

  1. Bonjour Philippe,
    Il est temps effectivement !!
    Je t’invite à prendre connaissance du travail de Roland Coenen que j’apprécie tout particulièrement et qui après toi à été un maître à penser pour moi.
    Directeur pendant 15 ans d’un établissement pour jeunes en grande difficulté , adolescents à haut risque,auteur d’un magnifique ouvrage « La pédagogie non punitive ».
    Chercheur et formateur il intervient auprès des institutions pour transmettre ces nouvelles approches affectives, éclairer sur l’importance d’être formé aux aux émotions positives, à l’importance des neurosciences.
    Il est aujourd’hui plus que nécessaire de faire entrer dans nos structures ces nouveaux éclairages!
    Une rencontre entre deux grands acteurs de l’éducation spécialisées?
    Rendez-vous à prendre 😉

  2. Bonjour! Je suis en 2ème année de formation d’éducateur spécialisé à l’IMF de Marseille. J’aime beaucoup votre article. Pourriez vous me donner la date de votre intervention à Lyon et à Toulouse? Est-ce qu’il est possible d’espérer une intervention à Marseille dans la foulée de votre tournée? courant du mois d’avril 🙂 ? Merçi d’avance

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