Etre directrice d’un établissement médico-social

Etre directrice d’un établissement médico-social

Après avoir été monitrice éducatrice puis éducatrice spécialisée, et après avoir suivi des formations supérieures, Audrenne Henke est aujourd’hui directrice d’établissement d’accueil et d’accompagnement d’adultes en situation de handicap. Par son expérience et son témoignage, tous deux livrés tout au long de cet ouvrage, elle montre comment il est possible de diriger un établissement et de manager des équipes avec à la fois beaucoup de rigueur et beaucoup d’humanisme. Ainsi donne-t-elle à voir et à penser l’émergence possible d’un management de 3e type. En effet, et pour faire court au risque de paraître caricatural, de 1945 à 1983, de la « libération » à la « rigueur budgétaire », dans la mouvance d’un conseil national de la résistance, une ambition résolument humaniste porte avec elle un management de type paternaliste. Une forme de bienveillance s’exerce parfois au détriment de la rigueur, tant budgétaire qu’organisationnelle. Durant cette période extrêmement favorable, un discours dérivé des valeurs de l’humanisme donne à croire que l’aide aux personnes en situation de vulnérabilité n’a pas de prix, et que le service public d’éducation, de soin et de solidarité n’a pas de compte à rendre. De 1983 à 2017, le tournant de la rigueur pris sous le premier mandat de François Mitterrand que viendront amplifier la financiarisation de l’économie et ses crises successives, les méfaits d’un libertarisme, appelé très souvent néo-libéralisme, sont propices à l’émergence d’un management de second type, celui-là qualifié de gestionnaire ou rationaliste. Il prend appui sur la cybernétique appliquée aux théories de l’organisations pour modéliser des systèmes à zéro défaut sur la base d’une gestion des flux et d’une protocolisation se substituant à la relation.

Mais revenons à la lecture de l’ouvrage. Car l’humanisme dont se revendique Audrenne Henke dans le cadre de ses fonctions de directrice n’est pas un humanisme béat, tel que celui inspiré par les chartes et aux déclarations affichées dans les halls d’entrée des établissements ; lesquelles trop souvent ne valent que pour leur déclaration d’intention. A mille lieux de celui-là, l’ouvrage témoigne d’un humanisme mis à l’épreuve du quotidien. Et c’est bien ce qui fait tout l’intérêt de ce témoignage.  La thèse forte, que l’auteure développe parfois de manière subreptice et que, tenace, le lecteur doit alors aller chercher entre les lignes, est celle d’une relation d’aide sociale, éducative et de soin qui ne viendrait pas déposséder la personne accompagnée de sa dimension de Sujet. C’est donc une relation soumise à une attention quotidienne, à une écoute sachant se porter au-delà de ce qui fait bruit, capable de discerner à quel instant il faut dire « oui » et à quel instant il faut dire « non ». C’est donc à une réflexion sur le pouvoir et la façon de l’exercer dans un espace dont la finalité est de recevoir des personnes en situation de vulnérabilité que nous invite l’écrit de Audrenne Henke. Là, me semble-t-il se noue le « mariage incontournable » entre la dignité et le handicap intellectuel, pour reprendre les mots du sous-titre de l’ouvrage. Alors, et pour tenter de détricoter le fil de la pensée de l’auteure, au lieu de m’en tenir au découpage proposé par le sommaire (soit quatre chapitres de longueur très inégale), je vais plutôt me saisir de quatre notions qui courent tout au long des quelques 160 pages : le respect, l’espace, le management et l’engagement. Mais une fois encore attention ! Le respect dont il est question ici n’est pas une quelconque valeur postulée à partir d’un discours étranger à l’action conduite ; le respect dont il est fait usage dans cet ouvrage est au contraire le principal point d’appui à l’agir, autrement dit sa source ou son fondement, dès lors que cet agir résulte d’une négociation. Ce qui fait la caractéristique du management mis en œuvre par l’auteure c’est que celui-ci s’appuie à la fois sur une claire conscience des responsabilités financières et administratives liées à ses fonctions et sur une autorité incontestable en matière d’accompagnement des publics.  Ce double registre de compétence permet de venir en appui auprès de ses équipes dès lors que l’accompagnement d’un résidant est pris dans cette tension entre savoir tenir un cadre (sans quoi il n’y a pas d’institution qui vive) et savoir l’aménager. Au cœur de cette tension, entre tenir le cadre ou bien l’aménager, le recours à l’autorité prend tout son sens.

Vient ensuite la notion d’espace. Sans doute moins attendue au départ comme faisant partie des repères à retenir, elle prend tout son relief dans la réflexion menée par Audrenne Henke dès lors que l’espace est ce qui permet de rendre manifeste l’être de la personne : l’enceinte de la future mère (p.80), la bulle de l’autiste (p.83), le cœur à corps d’une tête posée sur une épaule (p.84) et tant d’autres exemples tout au long de l’ouvrage qui viennent signifier comment s’articulent l’intime et le social de la personne accompagnée. Tous les professionnels savent combien chez les personnes vulnérables l’espace devient comme une prolongation de ce qui fait le corps et l’esprit des personnes accueillies. Sur ce point, il aurait été intéressant que l’auteure poursuive sa réflexion sur la distinction entre ces deux notions que sont « l’espace » et le « territoire » pour que la seconde, très prégnante dans les discours d’aujourd’hui, ne s’impose pas au détriment de la première.  Car cette notion d’espace telle qu’elle est mobilisée par Audrenne Henke est primordiale dès lors qu’elle sert de repères à l’advenir de la personne en tant que Sujet. Elle rejoint la notion de « place » dans ce qui fait sa dimension ontologique ; c’est-à-dire dans ce qu’elle contient d’acceptation de l’absurde (laquelle acceptation n’est pas résignation selon Albert Camus, présent dans l’ouvrage, p.22 notamment). Dans la tradition humaniste, il y a contenu dans ces notions d’espace ou de place une acceptation donc de cet absurde qui fait naître la personne sans qu’elle ne l’ait demandé puis mourir sans qu’elle ne l’ait désiré, et qui fait que, entre ces deux limites, l’émergence d’un sens à être est étroitement lié à l’espace que la personne occupe, c’est-à-dire à la place qui lui a été d’abord accordée et qu’ensuite elle a aménagée.

La troisième notion constitutive de la matrice de cet ouvrage est celle de management… ou plus précisément, peut-être, celle de direction (le terme figurant dans le titre). Mais peu importe ! Car Audrenne Henke associe d’emblée les deux termes, page 19, et laisse de côté les vaines querelles susceptibles de les opposer. Et c’est intelligent !  L’auteure dit avoir besoin de ses deux jambes, l’administration et la relation pour avancer dans ses fonctions (p.21). Et il me semble que le lecteur doit se saisir de ce postulat pour comprendre ce que manager-diriger veut dire. L’accompagnement des équipes au travers leurs doutes, leurs emportements, leurs résignations, leurs routines, etc. se pose dès lors en miroir des personnes accompagnées dans l’institution. Sur ce point aussi vient l’envie d’entendre l’auteure en dire plus sur cette mise en phase de ces deux accompagnements venant la chercher à deux endroits semblables et à la fois différents de sa personnalité. Enfin, la quatrième notion venant ainsi compléter les quatre variables de cette matrice constitutives d’un management humaniste est l’engagement. Sur ce point, il y a beaucoup à lire dans l’ouvrage et comme cette note est déjà trop longue je ne retiendrai que la focale mise par l’auteure sur l’humilité dans l’agir professionnel (p.158 notamment). Dans les métiers de l’humain, il n’y a pas de professionnel qui puisse se réduire à une seule maîtrise de savoir- faire mais il y a de professionnel aussi que par la mise en œuvre d’une présence à soi et à l’autre inspirée à la fois par un désir d’agir et une humilité d’action. L’humilité demeurant le meilleur rempart contre les dérives de la toute-puissance (pp.159-160).

Les lecteurs de cette note l’auront compris, j’éprouve une tendresse particulière à l’égard de cet ouvrage pour la manière avec laquelle il tisse ensemble deux éléments déterminants de ma propre trajectoire professionnelle : le handicap et le management. Ce ne sera donc pas faire offense à l’auteure et aux souvenirs qui nous relient (nous avons travaillé un court moment ensemble dans la même institution et il y a… presqu’une éternité) que de dire qu’il aurait mérité d’être mieux accompagné par l’éditeur dans sa réalisation, et donc mieux soigné dans sa finition. Certains passages auraient pu être retravaillés de sorte à être rendus plus explicites et il demeure quelques coquilles qui sans rien impacter la qualité de l’ouvrage gâtent un rien sa finition. Les défauts d’un premier livre en quelque sorte. Mais ces remarques ne méritant pas de conclure tout ce qui a été dit ci-dessus, je recommande fortement l’achat et la lecture de cet ouvrage conçue et rédigée par une manageure de 3e type.

2 Replies to “Etre directrice d’un établissement médico-social”

  1. « L’humilité demeurant le meilleur rempart contre les dérives de la toute-puissance  »
    J’aime beaucoup cette phrase, elle vient exactement questionner nos postures, dans cet alchimie qu’est l’accompagnement des équipes et la gestion des structures.
    Je suis d’accord avec toi Philippe quand tu parles de « manageure du 3e type ». J’ai la chance de pouvoir expérimenter dans mon travail, cette posture un peu « extra terrestre » (c’est d’ailleurs ce qu’on me renvoie souvent) et la chance également de pouvoir travailler avec un directeur « en voie de disparition » qui s’appuie sur son engagement, son militantisme pour aborder sa mission sous un angle humaniste.
    Une direction humaniste et humble c’est une force pour les équipes qui peuvent expérimenter en confiance, être dans l’authenticité et pour les personnes accompagnées de bénéficier d’une relation d’aide riche.
    Je vais avec plaisir me procurer cet ouvrage….

    1. Merci Maïté. Je vais voir du côté de la revue Empan (mais elle a déjà consacré récemment un dossier à cette notion de management) ou de la revue V.S.T., s’il n’est pas possible de faire quelque chose sur cette question d’un management de 3ème type… J’ai au moins déjà deux « manageures » sous la plume (lol).

Répondre à Philippe Gaberan Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *