Soft skills, bas du CV et savoir-être… ces improbables compétences
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Les « soft skills », les « bas du CV » et les « savoir-être » opèrent leur retour en grâce dans le monde de l’entreprise. Tout le monde en parle. « Sûr et certain, c’est le « bas du CV » qui m’a permis de venir astronaute », déclare Thomas Pesquet. Il ajoute : « Pour rester six mois dans la Station spatiale internationale à gérer la promiscuité… il faut être un joueur d’équipe. Il faut savoir s’entendre, communiquer, être aussi patient et calme. » (supplément Le Monde campus, 8 janvier 2019). Il réaffirme ainsi cette vérité clairement établie selon laquelle, la réussite de toute entreprise, dès lors qu’elle est la volonté de tout un groupe d’atteindre des objectifs communs, repose autant sur les savoir-faire que sur les savoir-être. Stéphane de Freitas ne dit pas autre chose. Le réalisateur de A voix haute et l’auteur d’un Manifeste pédagogique pour la prise de parole, affirme que : « Plutôt que l’éloquence, je propose une éducation au savoir-être. » (ibid). Ainsi la créativité, perçue comme étant une combinaison astucieuse de la curiosité et de l’esprit critique, fait-elle partie de ces savoir-être qu’un dispositif pédagogique doit être à même d’impulser. Ce que confirme à son tour Emmanuelle Torck, directrice de l’école d’architecture intérieur et de design de LISAA Paris, lorsqu’elle dit que « les étudiants doivent être invités très tôt dans leurs parcours, à travailler en mode projet, en partenariat avec des entreprises, des associations ou des institutions. » (Ibidem). Une stratégie qui, ramenée au petit monde de l’éducation spécialisée et du travail social, savaient très bien mettre en œuvre les écoles de formation en travail social (EFTS) avant que ne s’impose le discours dominant d’une idéologie libertarienne, avec ses illusions de dispositifs à « zéro défaut » ou à « tolérance zéro », avec ses fantasmes d’une cybernétique appliquée aux organisations (procédures et protocoles se substituant à la relation), et avec son désir de machiner les institutions et les hommes. Ainsi la période 1980-2010 représente trente années noires dont sortent exsangues les établissements et les équipes des secteurs sociaux et médico-sociaux… en dépit des quelques ilots de résistance se maintenant ici et là (ces derniers étant plus nombreux qu’on ne le croit).
Ce samedi 22 décembre, au château de Jasseron dans l’Ain et à l’occasion de la fête de la Vouivre (une version locale du mythe du bonheur lié à la découverte d’un trésor), le public est invité à découvrir le chantier d’entretien et de restauration du site. C’est une initiative que pilotent, ensembles, Fabienne, cadre formatrice à l’ADEA de Bourg en Bresse, Frédéric, éducateur spécialisé et intervenant en formation, Gérard, éducateur technique spécialisé à l’institut médico-éducatif Le Prélion (ADAPEI de l’Ain), Françoise, la propriétaire du site, Jean-François, historien et amoureux des vieilles pierres, les élus de la mairie de Jasseron et les associations locales. Sous leur conduite, depuis huit ans, et ici la durée dans le temps n’est pas la moindre réussite, des élèves des filières moniteur éducateur et des adolescents en situation de handicap inscrits dans les métiers des espaces verts associent leur énergie afin de découvrir autrement que dans les livres ou les salles de cours ce que mener un projet veut dire. Sur le terrain, au sens littéral et symbolique du terme, futurs professionnels et jeunes en situation de handicap imaginent ensemble des stratégies d’action, combinent des astuces pour surmonter les obstacles, apprennent à se parler, à se comprendre, et au final… à négocier ! Il n’y a là, dans cette expérience, rien de très original. Une fois encore, les EFTS savaient inscrire ce type de dispositif dans leur démarche pédagogique. Sauf qu’au fil du temps, la prégnance des savoirs théoriques, la transmission des connaissances liées aux disciplines des sciences humaines et la surdétermination des Domaines de Compétences et des ECTS sont venus prendre le pas sur ces instants plus informels et pratiques. A cette évolution du cadre de formation, s’ajoute la montée de l’individualisme. Cette tendance sociétale lourde vient renforcer, tant chez les formateurs que chez les apprenants et futurs professionnels, le repli sur soi ou sur son champ de compétence supposé. Les stratégies de parcours privilégient alors la réussite individuelle au dépend de l’effort collaboratif. Dans un tel contexte, se généralisent les réticences à s’engager dans des travaux de groupe pour ne pas dire le refus de s’impliquer dans toute forme de projet négocié. Ce n’est même plus la phrase de morale inscrite au tableau noir de l’école primaire qui fait défaut… mais le sens du souci de l’autre. Dans une forme de « chacun pour soi » et de « sauve qui peut » généralisés, s’accélèrent une raréfaction des espaces de rencontre, une disparition des opportunités de discussion et d’échange, un abandon de l’apprentissage de la négociation, une renonciation à la « disputatio », c’est-à-dire à l’échange des arguments qui ne soient pas des insultes ou des passages à l’acte violents. Établir un tel diagnostic n’est pas faire preuve de pessimisme mais représente l’étape indispensable pour espérer renouer avec ce qui fait le sens des métiers de l’humain.
Car, si les savoir-être ni ne sont naturels ni se s’apprennent en salles de cours… en revanche, ils s’élaborent au sein de dispositifs pédagogiques adaptés. Or, les choix et les orientations prises par les politiques et la gouvernance des EFTS, notamment lors des débats au sein de la Commission paritaire Consultative au moment de la réforme des diplômes, s’avèrent lourd de conséquence. Relisons ce que déclare Isabelle Kittel, chargée de mission à la Direction générale de la cohésion sociale : « … cependant un consensus se dégage pour considérer que l’introduction de la notion de savoir-être dans les référentiels n’est pas opportune. Cette notion imprécise, qui renvoie aux qualités personnelles, au caractère, à la personnalité, au comportement, pourrait être, à tort, considérée comme objectivée si elle était placée dans un registre identique à celui des savoirs et des savoir-faire. De plus, placer la focale sur les capacités des individus tendrait à minimiser le rôle et la responsabilité des organisations… » (revue Empan, n°95, sept. 2014) Rappelons que ce point de vue donné par Isabelle Kittel est alors celui d’une majorité de dirigeants des professions de l’humain. Il vient dire comment les compétences essentielles à l’exercice des métiers de la relation d’aide sociale, éducative et de soin comptaient désormais pour « du beurre » dans les parcours de professionnalisation. Et en dépit de tous les appels à la refondation du travail social et à la rénovation des filières métiers, il n’y aura d’avenir pour ces derniers qu’à la condition d’aménager des espace-temps d’apprentissage au sein desquels l’absence de toute peur d’être jugé, maltraité ou insulté permettra aux apprenants et futurs professionnels de se saisir en toute sérénité de ce qui fait le sens de leur engagement et de leur présence auprès des publics accompagnés ; de déconstruire des représentations au risque de devoir reconstruire une image de soi. Il va falloir que réémergent des lieux de formation au sein desquels les intervenants et cadres formateurs sachent mobiliser les fondamentaux de la pédagogie afin d’accompagner les nouveaux publics d’apprenant dans ce qui s’apparente comme étant la plus grande transformation dans l’histoire de leurs métiers. Il n’y a de savoirs acquis que de savoirs accommodés permettant de préserver une singularité mise au service d’un collectif. Cela exige de réhabiliter des espaces de formation au sein desquels les cadres pédagogiques favorisent les connexions de la personne à l’acteur, du Sujet au professionnel, de l’être à l’avoir, de l’engagement de soi à l’outillage technique et conceptuel. Toutefois, sous prétexte de corriger des excès antérieurs et de revenir aux savoir-être, faudra-t-il être vigilant pour ne pas entraîner le balancier vers un autre extrême ! Plus que jamais, l’acquisition d’une posture qui ne soit pas une imposture exige l’appropriation d’un haut niveau de savoir dans le domaine des sciences, humaines et autres, associé à une rigoureuse expérience de rencontre avec les publics en situation de vulnérabilité.