L’état de guerre permanent
J’ai éprouvé, pour ma part, le ressenti d’un intense moment de télévision ce mercredi soir, 27 février, avec la présence de Michel Serres sur le plateau de La grande librairie. A maintes reprises au cours de cette émission, il sera fait allusion aux nombreuses critiques formulées à l’égard de son optimisme, que d’aucuns même considèrent, sans pudeur mais avec beaucoup de paresse, comme étant béat. Avec un aplomb chargé d’émotion, le vieil homme rappellera son attachement à la paix et sa foi en l’Homme en dépit du fait, commenté par lui, que 95% de l’histoire de l’humanité soient composés de faits de guerre. Et si je reviens ici sur ce point c’est parce que voilà plusieurs fois que, attaché à lire les articles souvent excellents postés sur le site de ManagerSanté, de sérieux contributeurs argumentent en faveur d’une déclinaison des systèmes de soin ou de management à partir du modèle d’organisation des armées. Le dernier en date est un article de monsieur Guillaume Jeunot intitulé « Pouvons-nous utiliser la « démarche capacitaire » issue de la Défense, pour répondre à certaines vulnérabilités de notre Système de Santé ? » L’argumentation proposée est sans faille ; les similitudes repérées entre les champs du soin et celui de la défense de la souveraineté, que ce soit celle des états ou celle des personnes, poussent forcément à la réflexion. Mais comme j’ai pu l’écrire dans un commentaire que je reprends ici « sans faire preuve de naïveté, pourquoi les évolutions majeures de nos sociétés, forcément en crise, sont-elles appréhendées en termes de menaces ou de risques de perte de souveraineté ? Pourquoi notre mode d’existence se construirait-il sous la forme d’un état de guerre permanent ? Par ailleurs, je précise dans mon commentaire n’avoir aucune culture antimilitariste, étant au demeurant fils de militaire; avoir au contraire un immense respect pour une institution indispensable à l’équilibre des nations; mais avoir en revanche un positionnement assez critique quant à la transférabilité de la culture militaire vers celle des métiers du « prendre soin ».
Tout cela ne vaudrait pas un « post » si je ne voyais pas être diffusée en ce moment une série de reportages, en forme de « télé-réalité » puisqu’il faut bien appeler cela comme ça, vantant les mérites de la méthode militaire pour permettre à des jeunes de recouvrer un sens à leur existence. Une telle démarche n’est guère originale. A la fin des années 80, je suis en formation d’éducateur spécialisé en cours d’emploi lorsque, lors d’une séance de travail, nous est proposée l’analyse d’un documentaire présentant les camps de redressement paramilitaires pour mineurs délinquants expérimentés alors aux Etats-Unis, dans les états de Géorgie ou de l’Oklaoma. La chose n’est donc pas nouvelle. Une fois encore, je ne nie pas le fait que la méthode militaire puisse avoir des vertus, lesquelles sont parfaitement adaptées aux fins qui sont les siennes; néanmoins, je réprouve le fait quelles puissent nourrir de façon récurrente quelques velléités politiciennes de confondre éducation spécialisée et instruction militaire (cf. un article de Lien Social du 20 octobre 2011). Car si je peux admettre que, transférées dans un autre champ que le sien les valeurs militaires puissent avoir une apparence d’efficacité, je suis tout autant convaincu que, sauf à légitimer l’idée que la vie est un combat permanent de soi contre soi ou de soi contre les autres, les valeurs militaires ne peuvent suffire à donner du sens à une existence inscrite dans un espace sociétal pacifié. Là se trouve le danger des confusions commises. Aussi mon optimisme rejoint-il celui de Michel Serres ; tout simplement parce que je calque ma vision de l’Homme sur la sienne lorsqu’il affirme que l’avenir de l’humanité passe par la protection du plus faible. Mais le modèle de l’armée ne séduit pas seulement le champ des politiques sociales de prévention et de réinsertion des mineurs délinquants. Voilà une bonne dizaine d’années que des ouvrages, souvent publiés par des hauts cadres de l’armée, et des articles de journaux tentent de convaincre de la transférabilité des méthodes de commandement militaire vers le registre du management des entreprises. Une fois encore, un reportage aux actualités télévisées invitait les spectateurs « à voir » des cadres d’entreprise, directeurs ou DRH, participer à un « stage commando » ; la focale étant mise sur les valeurs du dépassement de soi, de la solidarité dans l’effort, du commandement, de la discipline et de l’obéissance, etc. Encore une fois, j’admets que des similitudes puissent être rendues possibles ; et, au regard de ma propre histoire, sans doute les ai-je moi-même parfois agies. Toutefois, je garde, chevillée à l’âme comme au corps, la conviction que la ressemblance n’a jamais effacé la différence !
Enfant des rues puis militaire de carrière, mon père, comme tout soldat, ne m’a jamais dit grand-chose de ses guerres, dites coloniales… Je sais seulement, par quelques rares confidences, qu’elles ont nourri ses cauchemars.