Il n’y a pas de métier sans mémoire
Il est impossible de cheminer côte à côte et plume contre plume durant plus de vingt ans sans que, la mort ayant emporté un compagnon d’écriture, le vide laissé ne vienne réactiver les souvenirs et le sentiment de solitude. Avec Jean Cartry, chacun sous nos pseudonymes respectifs, lui Servin et moi Bargane, nous donnions rendez-vous chaque jeudi aux lecteurs de Lien Social pour partager avec eux le fruit de nos déambulations intellectuelles sur nos vécus d’éduc. C’était l’époque où, pour ainsi dire, nous conceptualisions notre métier à la verticale d’une feuille de papier journal. Et le temps a fini par tisser au fil de nos chroniques une connivence que rien n’efface, même pas l’absence. Nous ne savions jamais ce que l’autre allait écrire jusqu’au moment de le découvrir avec l’arrivée du dernier numéro ; de sorte que maintes fois nous nous sommes alors appelés au téléphone, à la fois surpris et heureux, tend la convergence des propos était forte. Nous ne partagions pas tout à fait les mêmes champs théoriques de référence ; à lui son immense culture psychanalytique, à moi mes balbutiements philosophiques. Mais au moins étions-nous, lui et moi, sûrs d’une chose : les personnes accompagnées nécessitent la présence auprès d’eux, et au plus près d’eux, d’adultes capables de mobiliser à la fois un haut niveau de connaissance théorique et une solide expérience pratique. Parce que ce n’est pas simple que d’être éducateur spécialisé ; ce n’est pas simple que de faire surgir de dessous la banalité des actions produites au quotidien la complexité de l’advenir à soi d’une personne en tant que Sujet d’elle-même. Et si, que l’on soit parent ou ami peu importe, accompagner une personne dans sa trajectoire du grandir ou du se grandir est déjà en soi une tâche compliquée, alors accompagner une personne dont la trajectoire de vie a été impactée et souvent de manière précoce par des événements de nature traumatiques frise à l’impossible métier.
A la fois père et éducateur spécialisé, Jean Cartry savait par expérience que nul n’attrape des mouches avec du vinaigre, comme dit le dicton. Il savait bien que ces « graines de crapules » que sa femme et lui accueillaient au sein de leur famille au nom de la protection de l’enfance exigeaient ce même niveau d’affection dont a besoin tout enfant pour se sentir autorisé à prendre les risques nécessaires au grandir sans pour autant craindre de se mettre en danger. Pour s’en convaincre, il suffit de relire ses Petites chroniques d’une famille d’accueil ou son Journal du soir d’un éducateur. Alors bien sûr que l’amour ne suffit pas pour élever un enfant ! Pour être allé à l’école de Françoise Dolto, il ne pouvait pas méconnaître une telle vérité. Tout comme il était suffisamment lucide pour connaître et reconnaître tous les crimes commis au nom de l’amour ; mais il n’ignorait pas non plus comment le fait de taire cette part d’ombre de la relation était la pire manière de les entretenir. Son dialogue avec Paul Fustier témoigne de la nécessité de mettre au travail cette tension entre le don de soi et l’agir professionnel. S’il y aurait une distance à instaurer dans la relation éducative, serait-elle-même une « juste distance », celle-ci ne serait pas entre soi et l’autre, l’adulte éducateur et la personne accompagnée, mais entre soi et soi, entre le moi professionnel et le moi personnel de l’adulte éducateur. Alors, serait-il encore là et serions-nous encore en train de discuter ensemble, que Jean Cartry me rappellerait sans doute ce mot de Jacques Lacan selon lequel le transfert c’est de l’amour. Certes ! Mais, en vieux compagnon de chroniques, je lui rétorquerais alors que si le transfert est de l’amour, l’amour dans la relation éducative n’est pas le transfert. Tout comme la relation éducative n’est pas la cure. Là, Jean se cabrerait. Il admettrait mais nuancerait. Il engagerait la « disputatio », c’est-à-dire l’échange des arguments. Et c’est bien cela qui me manque le plus !
En ces temps troublés où la parole scientifique peine à faire autorité, la multiplication des discours dogmatiques ne peut pas venir combler la carence de débats. Tout comme la juxtaposition sans fin des opinions ne vaudra jamais le partage d’une idée. S’il ne manque pas d’individus aujourd’hui pour donner de la voix et faire du bruit sur les canaux médiatiques, il est en revanche peu de personnes suffisamment sensées pour admettre que dans le champ de la raison l’incertitude a toujours fait loi, et pour faire rempart face à la fascination des extrêmes. Jean Cartry avait certes ses coups de gueule et parfois ses intransigeances mais il avait aussi l’intelligence des équilibres. Et le métier d’éduc n’est pas suffisamment riche de réflexions commises par l’un des siens pour passer l’œuvre et la mémoire de ce dernier par pertes et profits.
Les ouvrages de Jean Cartry sont essentiellement publiés chez Dunod