Nous, aussi, sommes responsables des crimes commis contre l’éducation spécialisée

Nous, aussi, sommes responsables des crimes commis contre l’éducation spécialisée

Il est heureux que dans un article en réaction à l’émission Pièces à conviction du 27 janvier consacré à la protection de l’enfance et publié dans Lien Social n°1289, Christophe Ferreira, cadre éducatif sur un secteur de pédopsychiatrie dans les Hauts de Seine, établisse un lien entre la dérive du recours à l’hôtel pour loger des mineurs en situation de vulnérabilité et la banalisation du recours au terme de « travailleur social » dans le secteur de l’action sociale et médico-sociale (1). Et, très sincèrement, je l’en remercie. Car par mes écrits ou prises de parole, j’apparais régulièrement comme étant, au mieux, un « vieux grincheux » ou, au pire, comme étant un « vieux con » lorsque je formule des critiques argumentées contre la confusion commise entre « travail social » et « éducation spécialisée » ; confusion avalisée par les instances internationales et allègrement adoptée par la France. Il suffit pourtant de se reporter à l’étymologie des termes « laborare » et « educere » pour comprendre que leurs sens ne renvoient pas à des fins et des pratiques de même nature ; et que cette confusion des sens est à l’origine du malaise allègrement propagé et vécu dans les établissements et services de l’action sociale et médico-sociale. Ce malaise n’étant pas seulement la conséquence d’une carence de moyens mais aussi celle d’une perte de sens.

L’analyse de Christophe Ferreira vient dire comment il ne s’agit pas seulement de jeux de mots, et il a raison de préciser combien le détournement du langage (la nov-langue) sert de camouflage à la destruction des métiers. Car les enjeux du passage de l’éducation spécialisée au travail social sont à la hauteur de l’écart existant entre la déontologie et l’éthique. La première prend appui sur un corpus exponentiellement croissant de recommandations de bonnes pratiques, de référentiels et autres protocoles qui font que les professionnels ne sont plus que les agents des politiques publiques et de leurs financeurs. Rien de plus logique d’ailleurs, puisqu’une profession est du côté de la commande sociale ! Dès lors, «  est professionnel  » celui qui accepte de purger la relation éducative et de soin de tout engagement subjectif.  La notion de « juste distance » que d’aucuns s’efforcent aujourd’hui d’atténuer par l’usage du terme de « juste proximité » est, à ce titre, l’exemple parfait d’une escroquerie intellectuelle visant à tuer la réflexion sur les pratiques. Car si la profession est du côté de la commande sociale, le métier est du côté de l’humain. Un rien d’approche épistémologique démontre que ce clivage entre « l’homme » et le « citoyen » est posé et argumenté dès les écrits de Jean-Jacques Rousseau sur Le contrat social et L’Emile ou de l’éducation son roman pédagogique. Le mythe républicain selon lequel Jean-Jacques Rousseau serait la figure emblématique du pédagogue sert de caution aux renoncements commis par les professionnels du secteur. Il légitime leur abandon d’une éthique du métier ; celle qui place l’adulte éducateur aux avant-postes de cette « responsabilité pour autrui » évoquée par Emmanuel Levinas dans sa conception de l’humanisme contemporain. Car, il faut bien admettre que c’est toute une profession qui aujourd’hui participe, activement ou passivement, à l’organisation de la pénurie des stages dits longs (indispensables à la maturation d’une posture professionnelle), à la suppression des savoir-être dans les référentiels métiers de l’éducation spécialisée (revue Empan, n°95) (2), à une refonte de l’architecture des diplômes accordant plus d’importance à la forme (une possible simplification des textes règlementaires) qu’au fond (un inévitable respect des spécificités métiers), à la mise en place de filières « post-bac » ou « scolaires »là où il s’agit avant tout d’un apprentissage métier.

Invité par l’IRTS PACA Corse, ce lundi 15 février, à reprendre devant une promotion d’éducateurs spécialisés de 3e année les fondamentaux de la relation éducative, à la question d’un étudiant et futur professionnel me demandant précisément comment je voyais l’avenir de l’éducation spécialisée, je faisais part de ma tristesse de n’avoir pas su ou pas pu, par mes chroniques, par mes articles, par mes ouvrages enrayer le machinement des institutions à l’œuvre dès le début des années 80 mais ma conviction aussi en un possible regain de l’éducation spécialisée ;  à condition que les professionnels acceptent de hisser leur niveau de connaissances théoriques de sorte à faire jaillir la complexité de leur métier de dessous la banalité des actes posés au quotidien, et à condition de conserver à l’expérience pratique sa capacité à réfléchir la singularité de toute posture professionnelle agie dans un cadre commun. Le défi qui s’impose à l’éducation spécialisée est moins dans la dénonciation d’un « management » désigné communément comme étant le symptôme d’un dysfonctionnement que dans sa désaliénation à une technocratie dont la pandémie de la Covid 19 a montré et montre encore chaque jour toutes les insuffisances…

(1) Christophe Ferreira, Le « new management », un déni du réel, pp.28-29

(2) Isabelle Kittel, Les référentiels, obstacles ou supports à la professionnalisation, pp. 42-48

2 Replies to “Nous, aussi, sommes responsables des crimes commis contre l’éducation spécialisée”

  1. Il n’y a pas à être triste, même si le constat est accablant. Vos chroniques, articles, ont nourris et guidées bien des professionnels.
    Mais je penses qu’ il est aujourd’hui essentiel de repolitiser le « travail social », l’éducation spécialisée, et d’abord rappeler un élément fondamental : d’où l’on vient ? Quelle est l’histoire de nos métiers et l’ADN qui les fonde. Nous faisons des métiers de la relation d’aide. Nous faisons partie de la société du soin, du care, activité d’un vivant aux prises avec la mort. Des métiers qui ont une utilité sociale dont il nous faut montrer la plus-value. Des métiers détruits par les nouvelles organisations du travail, le « new management », parce qu’il faut être productif. Il serait grand temps de redécouvrir ce qui fait le métier : un véritable engagement qui a fait la grandeur de nos aïeux, qui ont combattu pour une réelle politique sociale. S’engager dans une relation d’aide, oser le verne aimer, c’est faire preuve d’empathie et c’est s’engager dans le respect d’une éthique et d’une déontologie dans un processus plus global d’autonomisation et d’émancipation individuelle et intellectuelle des personnes, raison d’être de la pédagogie et du travail social. Mais, pas d’enfermer des individus dans des cases, ni d’être piégé par la dérive techniciste et de contrôle social qui en sont le contraire : l’aliénation. Le travail social se limiterait alors à ce qu’en attend la classe dominante : maintenir la paix sociale et l’ordre du système capitaliste. Mais comment cheminer avec l’Autre sur la voie de cette émancipation, si nous ne sommes pas, nous-même, libres de toutes entraves ? Il nous faut prendre conscience de notre propre pouvoir d’action, de notre force de réflexion, afin de ne pas être réduit au rôle d’exécutant. Il s’agit de savoir dans quelle société nous voulons vivre demain, dans quelle production de commun ? Il est primordial de revenir à de l’équité sociale et de résister aux logiques néolibérales.
    Nous devons l’accompagner l’Autre à sa transformation, pour viser un changement de société. C’est un mouvement de libération qui remet en cause le système capitaliste, renouant avec la Politique, au sens noble. Et en cela, le travail social est un acte de résistance, un acte politique. Et dire ce que nous faisons, écrire nos pratiques, en montrer la plus-value et son utilité. Etc.

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