Adichats… monsieur Michel Serres
Il naît chez le lecteur un sentiment de tristesse et de tendresse mêlées à l’instant où il tourne la dernière page de Adichats !
Ce recueil de textes a été constitué par Vous, monsieur Michel Serres, avant votre mort mais avec l’express recommandation de ne le publier qu’une fois celle-ci advenue. Une dernière volonté qu’a scrupuleusement accomplie votre éditrice, par respect, sans doute, et par affection, plus vraisemblablement. La tristesse naît autant de la nostalgie qui court tout le long de vos textes, comme flotte un voile de brume automnale sur votre chère Garonne, que de la découverte de ce rien de colère, propre à votre caractère, qui vous fait subitement désespérer de la capacité de l’homme à dominer ses pulsions mortifères : « Enfant mal aimé, j’éclatais chaque jour et par toute circonstance en violences, cris de ressentiment, explosions de colère, batailles incessantes. » (p.29) Par cette révélation, vous ne dites rien d’autre que ce que vous nous avez patiemment appris par vos textes ; à savoir qu’il ne sert à rien de vouloir séparer le Paradis de l’Enfer, le Bien et le Mal, le Juste et l’Injuste, le Vrai et le Faux… Que tout cela en l’homme s’imbrique de telle manière qu’en chaque instant il est capable aussi bien du meilleur que du pire. Aussi, tous ceux qui de votre vivant raillaient déjà votre « optimisme de combat », comme Vous aimiez le qualifier, trouveront ils dans les doutes exprimés à la veille de votre mort comme une sorte de renoncement voire comme une sorte de défaite. N’aimant ni les conflits ni les vaines disputes, vous laisseriez là sans doute tous ces imbéciles et pseudo savants… le véritable enjeu étant ailleurs. En effet, la question est de savoir s’il n’y a véritablement rien à espérer d’une espèce, en l’occurrence humaine, dès l’instant où, et dès lors qu’elle est si peu apte à naturellement retenir ses coups, elle s’apprête à se détruire, elle et son environnement avec ? Or, douter de l’humanité reviendrait à accepter votre défaite, notre défaite. Ce que je ne peux accepter. Je ne veux pas croire que ce soit l’ombre de la mort approchant qui vous fasse désespérer de l’homme. Je crois, au contraire, qu’étant l’un des tout derniers enfants témoins vivants de la Shoah et d’Hiroshima (pp. 23-25), et que connaissant la capacité de l’oubli à lever les inhibitions et provoquer les répétitions, vous avez accentué le trait en signe d’ultime avertissement. S’en remettre à Dieu, le moment venu, c’est forcément douter, un peu, et se confier, beaucoup. Adichats ! Adieu donc, monsieur Michel Serres, les sillons que vous avez tracés en nos pages et paysages (pp. 58-60), l’humanisme que vous avez semé en nos engagements se pressent d’une même culture et se dressent d’un même style. Tristes, certes nous le sommes ; mais abattus, non pas encore !
Dès lors une immense tendresse me vient une nouvelle fois à vous lire. A la différence de Jean-Jacques Rousseau qui renonce à former un homme pour mieux s’atteler à former un citoyen, j’ai l’arrogance d’espérer en l’homme bien plus qu’en le citoyen. Préférant naïf demeurer plutôt que cynique devenir. Vous dites « (…) que nul ne connaît la société s’il n’en fréquente que les décideurs et les dominants ; que nul ne connaît rien enfin, ni des êtres ni du monde, ni de la vie en somme, s’il demeure et reste en haut des choses et comme à leur commandement. » (p. 168) Votre « il faut avoir souffert du bas » , pour qui veut accéder à la connaissance, résonne de ce même accent camusien qui provoqua les fâcheries des sartriens et, avec ceux-là, de tous ceux qui ne pensent les hommes qu’à travers les bouquins. Tout est dit dans La Peste quant à la façon dont au quotidien se trament le sublime et l’infâme. Je veux croire que, par ces temps de crise de civilisation, l’humanité est en capacité de tisser avec l’espace et le temps un rapport non plus fondé sur l’avoir, la conquête et l’hubris du pouvoir, mais sur l’être, la présence et la vertu de l’autorité. Dans le basculement qui s’opère, là sous nos yeux, j’ai l’arrogance de croire que les éducateurs, parents et professionnels, sont de nouveaux convoqués en premières lignes. En eux résident « la raison droite » et « l’expérience de la douleur humaine » qui sont « les deux piliers de l’enseignement. » (p.170) Vous rappelez, dans ces derniers textes, comment Vous et vos aïeux étiez des « dragueurs », avant que le mot ne vienne désigner un personnage ivre de ses conquête et que, le sens noble du terme s’effaçant derrière le vulgaire, le métier disparaisse. J’ai le sentiment qu’il nous advient la même chose à nous, éducateurs. Nos « petits riens du quotidien » à partir desquels se forge le tout de l’être à naître sont un peu comme le « grave » sorti du lit de votre Garonne, sur lequel pousse la vigne et avec lequel se fabrique le béton. Par le labeur répété jour après jour, par la sueur ignorée des experts en leur cabinet, par l’art de nos métiers hérités des pères et consolidés par les pairs se construisent des communautés de sens et de partage. La vôtre, celle des dragueurs, s’est dissoute dans le progrès des technologies ; la nôtre, celle des éducateurs, est sommée de se fondre dans le travail social. Que les « dominateurs » veuillent nous faire « crier grâce », nous l’entendons ! Qu’ils y parviennent, rien n’est moins sûr. Dès lors que « (…) nous redécouvrons des êtres et du temps la contingence et la fragilité. Leur beauté s’éclaire des derniers feux de la torche que nous transmettons de corps en corps, depuis la fondation de la pédagogie fragile [j’aimerais stopper là la citation, sur « pédagogie fragile »] qui fera de nos enfants les hommes, raisonnables, pacifiques et sereins que nous devons, encore, devenir. » (p.174) Des hommes… dites Vous.
Nous voilà à quelques petites semaines du deuxième anniversaire de votre mort, monsieur Michel Serres, et il me semblait comme essentiel de Vous dire notre affection encore. Comme Vous, le père de Petite Poucette, nous ne doutons pas du Progrès mais comme Vous nous redoutons parfois ce qu’en font les hommes. Puisque, « celui qui sort de la matrice est forcément métisse ! », dites Vous (p.194) A la fois bien et mal, passé et avenir emmêlés. Alors, Adichats !, monsieur Michel Serres, nous poursuivons ici-bas le rêve que vous nous avez appris à aimer : non pas avoir le temps mais être le temps. Être le temps… jusqu’à nous revoir.