De trois leviers pour stopper la machine à tuer les métiers de l’humain
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En plein cœur de l’été, une triste joie m’a envahi au fur et à mesure que j’avançais dans la lecture d’un dossier consacré par le journal Le Monde aux « Cabinets de conseil » (1). Trois pleines pages dont il est facile d’imaginer la vitesse avec laquelle elles seront vites tues, enterrées puis oubliées dès lors que les vrais scandales ne sont plus ce qui, aujourd’hui, fait le buzz médiatique. Au départ du dossier journalistique publié par Le Monde, se trouve une commission d’enquête du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil privés auxquels se trouvent désormais aliénées toutes les gouvernances publiques ; autant celles de l’Etat et de ses ministères, que celles des collectivités territoriales et jusqu’aux grandes institutions que sont les centres hospitalo-universitaires.
Je ne vais pas reprendre une à une toutes les informations développées par le dossier mais résumer l’affaire en trois points essentiels : le premier, concerne le « pognon de dingue » englouti par ces cabinets conseils (à partir de chiffres connus, le journal Le Monde l’estime à 1,1 milliard d’euros depuis 2017) pour des recommandations s’avérant la plupart du temps, soit incomplètes soit totalement contre-productives. Le second point évoque cette stratégie déployée par ces cabinets qui consiste à déposséder les acteurs de métiers de leurs savoirs et de leurs « expertises ». Je dis bien « expertise », car ce mot, désormais honni, servait, il n’y a pas si longtemps encore, à désigner bien plus qu’un référentiel de « compétences » mais aussi et surtout, des histoires, des cultures, des traditions, des héritages… C’est cette même stratégie d’invalidation des acteurs de métier qui a servi à détruire la paysannerie, l’artisanat et même l’industrie, pour, au final, venir démolir les métiers de l’humain. Le premier levier est donc là ! Il consiste à reprendre la main sur nos métiers, à renouer avec une certaine fierté à l’égard de nos savoir-faire et de nos savoir-être, à œuvrer pour rendre lisible et visible la complexité d’un agir masqué par la banalité d’un faire. Même si, et c’est bien le troisième point essentiel révélé par l’article du journal Le Monde, ces Cabinets de conseil se sont enracinés au cœur de l’Etat en contractualisant leurs services de manière à les rendre « incontournables ».
D’autant plus qu’il m’est impossible de ne pas faire le lien entre ce dossier du journal Le Monde et le constat amèrement posé par Jean-Claude Bernadat dans Les Cahiers de l’Actif par lequel il dénonce « … un amoncellement d’outils disparates qui n’offrent aucune synergie pour servir un pilotage éclairé des organisations médico-sociales » promus par « … l’ANESM, devenue HAS, la CNASA, l’ANAP, l’ATIH, les ARS, les MDPH [qui] ne cessent de témoigner, chacune pour ce qui les concerne, d’une imagination sans limites pour asservir les ESMS à leurs fictions technocratiques. » (2) Cabinet de conseil, technocratie… le fléau n’est pas le même mais la méthode demeure identique. D’aucuns la justifient par la nécessité d’acter une gestion rationnelle des établissements et services… Alors soit ! S’il faut parler d’économie, cessons de faire des salaires la seule variable d’ajustement des budgets et saisissons-nous des conclusions du rapport produit par Joseph Sitglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi, et publié en 2009 pour le compte de la Commission pour la mesure des performances économiques et du progrès social (CMPEPS). L’une des préconisations majeures de ce rapport invite les Politiques à revoir et à modifier le mode de calcul du Produit intérieur brut (PIB) d’une nation de sorte à considérer comme étant une source de plus-value les infrastructures et services contribuant à consolider ou à améliorer la qualité de vie des citoyens. En conséquence de quoi, loin de n’être que des secteurs à charge du budget d’une nation, ceux de la santé, de l’éducation et de la solidarité fournissent au contraire leurs principales sources de revenus. S’il doit y avoir une refondation ou une renaissance politique, et peu importe au fond le terme consacré, alors elle serait là, dans une vision de l’économie politique non plus obsédée par les bénéfices de la spéculation mais centrée sur les ressources du prendre soin. Là encore le combat sera rude ; mais c’est pourtant sur ce second levier qu’il appartient à chacun, à la place qui est la sienne et au regard des fonctions qui sont les siennes, de pouvoir peser.
Alors, pour finir et pour prendre le contre-pied de la « triste joie » évoquée en ce début d’article, j’ai lu avec une grande satisfaction le billet donné au journal Le Monde par Julien Vincent consacré au « Travail invisible » (3). Il souligne comment ce terme, né dans les années 1970, semble s’être solidement installé dans le débat public depuis la pandémie de la Covid 19 ; il vient désigner tous les métiers de la relation d’aide sociale, éducative et de soin. Bien sûr, l’article porte la focale (et comment ne pas lui donner raison) sur cet invisible de l’invisible que constitue depuis toujours le travail domestique ; la valeur de celui-ci serait estimée à 35% du produit intérieur brut de la France. Mais si l’économie de marché adossée à la financiarisation de l’ensemble des activités humaines a bel et bien participé et participe encore à la disparition des métiers de l’humain, c’est aussi, et je le répète, parce que nous, les acteurs de proximité, ne portons pas assez fièrement la conscience de la valeur de métiers que d’aucuns, y compris parmi les plus hautes instances représentatives de nos secteurs, s’évertuent à renvoyer vers de simples activités de bon sens, voire d’occupations de « bonnes femmes » (4) Aussi, un troisième et ultime levier à saisir pour stopper cette machine à casser les métiers de l’humain consiste à peser de toutes nos forces pour que s’engagent des discussions à propos des Conventions collectives qui ne soient pas la traduction d’une seule stratégie du moindre coût salarial, qui réinvestissent l’ambition de porter les métiers de proximité aux personnes accompagnées à un haut niveau de qualification, avec, pour corollaire, la reconnaissance d’indices de rémunération et de progression à l’ancienneté qui ne s’apparentent pas à un geste de charité. Tout le reste, les colloques ou conférences de consensus, les marches organisées ou les appels à manifester, toute cette agitation risque de n’être que du « vent ».
(1) Véronique Chaucron, Maxime Vaudano, Manon Romain, Cabinets de Conseil, dans le journal Le Monde, daté des dimanche 3 et Lundi 4 juillet 2022
(2) Jean-Claude Bernadat, Le fanatisme technocratique : obstacle à une approche systémique vertueuse, dans Les Cahiers de l’Actif, n° 548-549, janvier/février 2022
(3) Julien Vincent, Travail invisible, dans le journal Le Monde daté du jeudi 8 septembre 2022
(4) Lire à ce propos l’essai consacré Fabienne Brugère à L’éthique du care, coll. Que sais-je ? ed. P.U.F., 3e édition 2017
illustration : exposition Régis Loisel à la médiathèque de Strasbourg, septembre 2022
2 Replies to “De trois leviers pour stopper la machine à tuer les métiers de l’humain”
Comme d’habitude, voilà une contribution pertinente à la réflexion. Pour m’être senti souvent « le cul entre deux chaises » au cours de ma collaboration aux travaux d’un cabinet habilité à procéder à l’évaluation interne et/ou externe des établissements sociaux et médicosociaux ; je valide et souscris. Ma position inconfortable était principalement attisée par les coûts engagés. Merci Philippe.
Je souscris pleinement au contenu de cet article. Il est temps de restituer aux acteurs de terrain les instruments permettant l’expression de leur expertise et la modélisation, au regard de celle-ci des changements nécessaires. A ce jour, il existe en France 1200 agences d’état pour un coût de 80 milliards par an. C’est un scandale absolu.