Métiers de l’humain, dites-vous? Alors ne galvaudons pas les mots!
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Le langage peut être un redoutable instrument entre les mains de quiconque cherche à exercer un pouvoir ou à maintenir son emprise. C’est, sans nul doute, la raison pour laquelle je suis inquiet de la rapidité avec laquelle a été banalisé l’usage du terme « métiers de l’humain ». Voilà une notion que j’affectionnais particulièrement, et que j’avais plaisir à mobiliser par mes écrits tant elle permettait de rapprocher, sans jamais les confondre , ces trois grands champs d’activité que sont la santé, l’éducation et la solidarité. Aussi n’aurais-je rien eu à redire à ce qu’elle fut brandie comme un slogan apte à rallier les mécontentements des professionnels de ces différents secteurs, ou à ce qu’elle figura en grosses lettres sur les banderoles placées en tête des manifestations. Rien…
Rien … Sinon le fait de percevoir comment, sous prétexte de mobiliser le plus grand nombre, une alliance de circonstance pouvait servir à masquer d’essentielles discordances, et à constater comment sous couvert d’une apparente unanimité couvaient de profondes inimitiés. Car, voilà quarante ans que les modes d’organisation et de gouvernance des institutions, tels qu’ils ont, et à quelques rares exceptions près, été adoptés et appliqués vont à contre-sens des repères éthiques fondateurs des « métier de l’humain ». Trois indicateurs forts les opposent l’un à l’autre : leurs rapports respectifs à l’imprévisible, au temps et à la subjectivité. En effet, cela fait quarante ans qu’un désir de maîtrise se substitue à l’accueil de l’incertitude, que l’urgence s’impose au détriment de la durée, et que la distance purge la rencontre.
La seconde guerre mondiale et les séquelles traumatiques qu’elle a semés derrière elle ont favorisé la croyance en un meilleur des mondes possibles dans lequel le devenir harmonieux des communautés humaines passerait par le renoncement à ce qui fait l’humain de l’homme. Comme un retour au XVIIe siècle, et ses faveurs à l’égard d’un « homme-machine », les années 1950 ont été propices au développement des travaux sur la cybernétique et à leur transposition dans le domaine de la pensée des organisations ; jusqu’à pousser quelques-uns à imaginer de possibles systèmes à « zéro défaut » dans lesquels les algorithmes et autres boucles de rétroaction se substitueraient à l’imprévisibilité et à la fragilité de toute décision humaine. Cette qualité, l’humain, étant alors définitivement reléguée au rang de principal facteur à risque de dysfonctionnement. Dans le début des années 1980, cette vision des organisations est venue s’appliquer et se généraliser aux « métiers de l’humain », sous prétexte d’une rationalisation des dispositifs et de leurs ressources. L’efficacité et la quête de celle-ci sont devenues des prétextes pour supplanter le souci de l’humain. Pour autant, et malgré ces dérives, il ne s’agit-il pas de revenir à un temps d’avant (un temps d’autant moins sujet aux regrets qu’il était, lui aussi, générateur de néfastes comportements), mais d’œuvrer à l’émergence d’un point d’équilibre entre le nouveau pilotage machinique et l’ancienne errance chaotique des structures et services d’accompagnement des personnes les plus vulnérables. Métiers de l’humain, dites-vous? Alors il est grand temps de rappeler que c’est parce qu’il est source de créativité autant que de dysfonctionnement que l’imprévisible doit non pas être éliminé mais préservé, et régulé par une expertise reconnue et une confiance renouvelée aux acteurs de proximité. Cette expertise et cette confiance ne sont ni naturelles ni inconditionnelles mais façonnées à partir de ces outils spécifiques que sont les écrits professionnels, les réunions d’équipes et les groupes de réflexion sur la pratique. Autant d’outils qui ont été confisqués, au cours de ces quarante dernières années, et qui devraient être restitués aux professionnels.
Métiers de l’humain, dites-vous? Or, le rapport à l’espace et le rapport au temps sont deux marqueurs essentiels de l’humain ; ce n’est donc pas pour rien qu’ils sont devenus, l’un et l’autre, la principale source de discorde voire d’inimitié (bien avant le Ségur même) entre les tenants actuels d’un certain mode d’organisation et de gouvernance des structures et les acteurs des métiers de l’humain. Alors que ces derniers savent ne pouvoir agir et obtenir des résultats que s’ils bénéficient du temps long de l’accompagnement, ils voient leurs actions être aliénées à un temps de plus en plus rétréci. C’est ainsi que, par exemple, six mois leur sont concédés pour corriger le comportement dysfonctionnant de jeunes délinquants multirécidivistes ; que, quel que soit le public accueilli, à peine plus de dix jours leur sont accordés pour élaborer et rédiger un projet personnalisé. Dans la même logique mortifère, il suffit d’aller à la rencontre des professionnels pour prendre la mesure des dégâts occasionnés par la notion de « juste distance » et le désarroi généré par l’injonction qui leur a été faite de renoncer à une proximité physique, psychique et affective avec les personnes accompagnées, sous prétexte de faire « pro ». Je le dis de nouveau, il ne s’agit pas de revenir à un temps d’avant où, parce que la relation était un objet aussi complexe que singulier, les acteurs des métiers du lien se refusaient à toute théorisation de leur agir au quotidien. Ce temps-là est révolu ! Et parce qu’il est définitivement révolu, les acteurs de proximité sont appelés à devoir remporter la bataille des mots et du temps (1). L’enjeu est fort puisqu’il s’agit, outre l’élaboration de tant d’autres arguments praxéologiques, d’établir comment s’adossent, l’un à l’autre, une rencontre forcément subjective et un rendre compte nécessairement objectif. De sorte que si les structures et services se transforment au rythme de l’évolution des mœurs et de l’accroissement des connaissances, en revanche demeure ce qui fait l’humain de l’homme ! Fut-ce au prix du renoncement à ce qui pourrait apparaître aux yeux de certains comme étant un idéal d’organisation et de fonctionnement. D’autant plus que l’humain est un mystère et que « le mystère n’est pas forcément à percer. Il n’est pas saisissable tout comme ce qui nous échappe. On n’échappe pas à ce qui nous échappe. » (2)
(2) Antoine Courtecuisse (psychiatre), Antoine Devos (pédopsychiatre), Poésie du suicide. Les mots d’après, dans Empan, n°127, sept. 2022 Contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture rapide du titre, le texte n’est pas un éloge du suicide mais une réflexion susceptible d’aider les proches, ceux qui restent, à s’extraire des effets de sidération induits par l’acte commis.
Illustration : sanctuaire Mont Sainte-Odile, Obernai (67)