Sur quoi vient « échouer » la relation éducative?
Fidèle à elle-même, la revue Empan consacre un dossier d’excellente qualité aux « Psychomotricités » (1). Pourtant, c’est sur un court texte hors dossier sur lequel je voudrais faire porter toute l’attention dans ce post. L’auteure, Stéphanie Germani est psychologue clinicienne et psychothérapeute en prison et en libéral ; et dans ce « petit récit », comme elle le dit elle-même, elle vient témoigner des difficultés de prise en charge avec des personnes ayant commis des crimes de pédophilie. Elle souligne notamment deux écueils sur lesquels vient buter la cure analytique (2). Toutefois, et avant d’en venir à l’essentiel, je tiens à rappeler de manière forte et quelque peu intransigeante que l’éducateur n’est pas un thérapeute ! Que les réflexions de l’auteure ne valent que dans la mesure où est strictement maintenue la différence entre « la cure analytique » et la « relation éducative ».
Dans ce cas, pourquoi persévérer dans la lecture et l’analyse de cet article si ce rapprochement peut être source de confusions ? La réponse tient dans la spécificité des situations évoquées par Stéphanie Germani et les répercussions qu’elles suscitent chez le thérapeute qui, sans être identiques, ne sont pas sans rappeler certaines situations auxquelles est confronté l’éducateur et les effets qu’elles génèrent en lui. En effet, il est des événements de nature traumatique qui ont des impacts d’une telle violence sur trajectoire de vie des personnes accueillies et accompagnées dans le cadre d’un dispositif éducatif que celles-ci ne disposent d’aucun autre moyen pour y faire face que de reporter toute cette violence sur l’éducateur. Celui-ci devient alors le « réceptacle » de tout ce que la personne accompagnée ne supporte plus de son histoire, de son rapport à elle-même et aux autres. Le but, pour la personne accompagnée, étant de vérifier que l’éducateur « tient » ; qu’il est bien en capacité de ne pas céder à la peur, à la colère, à la violence, au rejet et à toutes les montées d’angoisse que peut susciter un tel « transport ». Car Stéphanie Germani évoque un au-delà le transfert pour désigner cette stratégie consistant pour la personne accompagnée à se décharger de l’insupportable avant que de pouvoir revenir, sinon de manière apaisée au moins d’une façon plus appréhendable, sur ce qui peut encore faire sens dans son existence en dépit des événements vécus et de leurs conséquences. La question, pour l’éducateur, étant : comment rester présent à la personne accompagnée malgré ses passages à l’acte, ses fantasmes et/ou ses manipulations ? Comment continuer à l’écouter et chercher à comprendre son comportement alors que la psyché est, pour ainsi dire, « paralysée » ? En clair, comment ne pas répondre à la violence par la violence lorsque la violence exprimée est un préalable à toute relation de confiance ?
Ces questions sont d’autant plus prégnantes que, et c’est là un second élément d’intérêt dans l’article produit par Stéphanie Germani, des éléments de l’histoire de la personne accompagnée entrent inévitablement en résonnance avec des éléments de l’histoire de l’éducateur. Concernant ce point aussi, il est possible d’évoquer un au-delà le « contre-transfert » dans la mesure où, par le biais de la relation éducative, c’est une part de l’infantile de l’éducateur, de ses angoisses archaïques, voire de l’ombre portée de l’usage de son propre corps et du rapport à sa propre sexualité qui se trouve convoquée par le biais de la relation. C’est une remontée à la surface d’éléments enfouis qui s’opère souvent malgré lui. Comment alors ne pas perdre pied et comment résister à la tentation de refiler le « bébé » à un autre ? Il fut un temps où les réponses à de telles questions étaient connues de l’éducation spécialisée, en tant que champ spécifique d’intervention auprès de personnes dont la trajectoire de vie avait été impactée souvent de manière précoce par des événements de nature traumatique. Ces réponses tenaient dans la capacité d’une institution à maintenir des réunions d’équipe, fussent-elles chaotiques, entièrement consacrées à l’exposé et à la réflexion de situations rencontrées par les professionnels, ainsi que dans l’acceptation de financer des groupes de réflexion sur la pratique. Autant de lieux de paroles, certes parfois hors contrôle institutionnel bien que sécurisés, au sein desquels l’indicible pouvait être esquissé, travaillé et partagé. Accusées d’être une perte de temps (les réunions d’équipes) et soupçonnés d’être sous l’emprise de la psychanalyse (les groupes de réflexions sur la pratique), ces outils ont été retirés aux éducateurs par ceux convaincus qu’une mise à distance de l’autre et une application stricte des procédures et protocoles permettraient de purger la relation éducative de tout ce qui fait l’humain de l’homme. Las, en donnant à apercevoir un au-delà le transfert et un au-delà le contre-transfert (et ce quelle que soit la pertinence de chacune de ces deux notions), Stéphanie Germani vient rappeler que si le travail clinique (thérapeutique ou éducatif) s’engage à partir du symptôme il ne peut pas, pour autant, faire l’économie de la rencontre entre deux êtres et la manière dont chacun s’est construit en tant que sujet de lui-même. Au regard de quoi, ceux qui ont fait le choix d’exclure les savoir-être des référentiels métier et formation d’éducateur spécialisé ont pris la lourde responsabilité d’accompagner la perte de sens qui s’est emparée de ce métier et que d’aucuns s’évertuent à désigner comme étant une simple « perte d’attractivité ». Ce sont des références oubliées et des savoirs perdus avec lesquels il va falloir réapprendre à travailler. Car ce sur quoi vient échouer la relation éducative, c’est bien la complexité du devenir humain en l’homme… l’échouage, je le rappelle, n’étant pas l’échec (3).
(1) Empan, Psychomotricités, n°130, juin 2023
(2) Stéphanie Germani, Petit récit : difficultés de la prise en charge avec des pédophiles, pp.130-133, revue Empan, n°130, juin 2023
(3) Philippe Gaberan, Echouage dans Cent mots pour être éducateur, éditions érès, 2007 (1e édition)
3 Replies to “Sur quoi vient « échouer » la relation éducative?”
Merci infiniment pour ce texte dont j’ai grandement besoin en ce moment. L’APP est remise en question sur le service sur lequel je travaille, on essaie de lutter, équipe, pour que ça tienne, parce que c’est essentiel, parce que sans ça notre travail tournerait en rond. Et je perds espoir au fil des semaines car nous ne sommes pas entendus. C’est terrible d’en arriver là dans le travail social. Je garde précieusement ce texte dans un coin de ma tête pour tenir ce combat !
Bonjour et merci pour votre témoignage. Bien que je ne sois pas vraiment surpris, j’ai tout de même du mal à imaginer qu’une direction puisse, aujourd’hui, encore remettre en question le caractère indispensable des groupes de réflexion sur la pratique. J’essaierai sans doute de revenir sur les raisons multiples qui ont poussé et poussent encore, vu votre témoignage, à la destruction de cet outil. Gardez confiance. Cordialement.
Peut-être que les chefs de service ou direction, pensent que les éducateurs ont toutes les clés dans leur unique mains..ou qu une analyse des pratiques fassent voler en éclat une supposé certitude de réponses que l educateur est censé avoir..
Peux t on accompagner des jeunes au « cœur brisé » sans soi même avoir fait un travail sur soi? Moi je me demande…l educateur n est pas un sur homme, et concernant la violence il peut avoir peur pour lui même..