La mort d’un schizophrène

La mort d’un schizophrène

Perpignan Mai 2024

Pierre ne voulait pas mourir… et il ne voulait pas guérir non plus. Il ne voulait pas mourir parce que ce cancer de la vessie qui lui avait été diagnostiqué quelques six mois auparavant n’était pas, dans sa logique à lui, une maladie mais une injustice supplémentaire dans sa trajectoire de vie chaotique. « Peut-être que ce monde ne veut pas de moi ! », me confia-t-il dans les derniers jours de la fin de sa vie.

Et il ne voulait pas guérir parce que, à la différence de tant d’autres, il ne voyait pas dans ce crabe qui le bouffait par les tripes un objet à combattre. Que cet Alien qui le faisait se tordre de douleur, malgré la morphine, n’était pas un ennemi surgi du dehors. Que ce qui venait l’étreindre était l’un de ces alliés venant du dedans confirmer que sa place à lui, depuis toujours assignée, était celle d’un faible, d’un raté ou d’un bâtard. Autant de substantifs surgissant brusquement au détour d’une discussion jusque-là extrêmement cohérente et pertinente, comme si son délire paranoïaque venait soudain le rappeler à bon ordre.  « Toi, si tu es pourchassé par un malfaiteur, tu as toujours la possibilité de courir te mettre à l’abri. Moi, je ne le peux pas. Le malfaiteur est dans mon cerveau et je ne peux m’enfuir… Alors il me reste que les pages des poètes. » (Le roitelet, p.121) Pierre ne voulait pas mourir mais il ne voulait pas guérir non plus… une telle attitude laissa désemparés les professionnels du donner et du prendre soin qui, malgré cela, l’assistèrent jusqu’au bout avec beaucoup de bienveillance. A la toute fin, rentré chez lui après des semaines d’hospitalisation, il s’est suicidé à la cigarette. Son ultime plaisir, sa seule compagne. Si cette société se veut être « inclusive », alors il va lui falloir apprendre à apprivoiser ces paradoxes qui font la singularité des êtres hors normes. Au lieu de cela, il est commun d’entendre dire aujourd’hui que puisque toutes les personnes sont différentes alors la différence n’existe plus. Ce sophisme de l’ère postmoderne ne fait rien d’autre que le lit de l’indifférence.

De la même manière, j’entends dire et je vois écrit ici ou là qu’il faudrait exclure le terme schizophrène du langage courant dès lors que le terme, manipulé par la peur souvent et la haine parfois, serait source d’incompréhension voire de malveillance. Je vois bien, là, une autre signature de ces temps présents qui veulent rendre les mots responsables de l’intention de ceux qui les prononcent. Incongruité de cette société inclusive qui se déclarerait prête à accueillir l’autre, à condition que l’essentiel demeure masqué ou non-dit ! Pierre se riait des mots mais, par-dessus-tout, il craignait la méchanceté. Victor Hugo en la Pléiade fut sa bible des derniers jours… et Baudelaire bien sûr, son compagnon de toujours, dont il aimait à réciter les vers… du moins tant qu’il resta lucide en dépit de sa folie. « La poésie n’est pas un genre littéraire, elle est l’expérience de la vie par l’esprit, le pressentiment aveuglant que l’existence même la plus fragile, la plus diminuée ou la plus impuissante vaut la peine qu’on s’y intéresse vraiment. » (Le roitelet, p.168) Les sociétés contemporaines ont raison d’être fières de tout le savoir accumulé ; la connaissance restant la meilleure voie d’accès à la raison. Toutefois, il reste un long chemin à parcourir avant que de prétendre savoir ce qu’est la maladie mentale et de savoir décrypter les tourments des êtres par elle habités. Parce que nourri durant des années aux anxiolytiques, aux anti hallucinatoires et autres substances annexes, les soignants des derniers instants ne sont pas parvenus, malgré leur professionnalisme et leur bonne volonté, à apaiser les souffrances de Pierre et lui permettre de vivre une fin sereine. La famille et les médecins étaient d’accord pour renoncer à toute forme d’acharnement thérapeutique et favoriser la présence des proches au moment ultime. Pierre sans doute en décida autrement : « Ce qui adviendra après, j’en ai rien à foutre ! » nous avait-il dit peu de temps auparavant. J’étais dans le train entre chez moi et l’hôpital, et à quinze minutes d’être auprès de son lit quant un coup de fil m’annonça qu’il était « parti ».

Même si l’idée trottait dans ma tête depuis quelques temps, je ne me serais pas décidé à écrire et surtout à publier ce texte impudique si Olivier Baud, un ami et ex-directeur général d’une grande association de protection de l’enfance en Suisse, ne m’avait recommandé la lecture d’un court essai de Jean-François Beauchemin intitulé Le Roitelet. Le mot « roitelet » désigne à la fois un oiseau fragile et un roi sans grand pouvoir régnant sur un pays sans prestige, rappelle l’auteur (p.18). Pierre était à la fois un drôle d’oiseau et l’enfant-roi d’un pays imaginaire. Il échappait à la norme. Obnubilées par l’idée d’un contrôle sur les organisations et d’une maîtrise de leur fonctionnement, nos sociétés s’obstinent à vouloir renoncer à l’humain… trop imprévisible et donc principal facteur à risque au sein d’une entreprise. C’est ainsi qu’il fut décidé d’exclure les savoir-être des référentiels métier et de formation des métiers de l’éducation spécialisée (revue Empan, n°95) ; alors que partout ailleurs, venant bousculer l’idéologie libertarienne et les théories de la cybernétique appliquée aux organisations, il n’est plus question que des « soft skills ». Ce qui est désormais nommé « travail social » ou encore « intervention sociale » a vendu son âme au diable à vouloir substituer l’évidence du citoyen à la complexité de l’humain ; la faute sans doute à Jean-Jacques Rousseau pour qui, entre former un homme et former un citoyen, il fallait choisir. Avec lui, elles ont choisi le citoyen. Faut-il alors s’étonner que le mot « autodétermination » (le terme venant remplacer celui désormais obsolète d’autonomie) devienne le synonyme de conformation au plus grand nombre ? A son frère et à son patron qui, sans remettre en cause ses compétences avérées, exigèrent qu’il porte une tenue vestimentaire « correcte » sur son lieu de travail (une pépinière), le roitelet répond : « S’il me faut absolument être un autre que moi-même…, c’est à toi (le frère) que je veux ressembler. » (Le roitelet p.141)

Par-delà les discours de bonne intention (notamment sur les droits de l’homme) et si elle souhaite véritablement advenir à elle-même, alors la société inclusive se doit de relever deux défis. Le premier est de savoir accueillir la singularité de chaque trajectoire de vie surgissant de dessous l’universalité d’un devenir humain. Pour cela, elle doit renoncer à l’uniformisation des comportements par le biais de normes, des référentiels, des protocoles et autres recommandations de bonnes pratiques. En clair, elle ne doit pas avoir peur de la « diversité » et entrer de plein pied dans une démarche écosophique. Le deuxième défi à relever est celui de renoncer à sacrifier la subjectivité de toute relation sous prétexte d’atteindre à l’objectivité d’une prise en charge. Sera inclusive la société qui ne renoncera pas à l’imaginaire sous prétexte d’un ancrage dans le rationnel. Seront inclusives les équipes éducatives ou soignantes qui sauront tisser ensemble la subjectivité et l’objectivité ; si la rencontre entre la personne accueillie dans sa vulnérabilité et l’adulte éducateur ou soignant est forcément subjective, le rendre compte de cette relation à une équipe et une institution est nécessairement objectif. C’est ce tuilage de l’un et de l’autre qui fait la qualité d’une présence éducative ou soignante… Pierre ne voulait pas mourir mais il ne voulait pas guérir non plus.

Jean-François Beauchemin, Le roitelet, coll. Folio, ed. Gallimard, 2023

Revue Empan n°95, Les travailleurs sociaux entre certification et professionnalisation… une formation impossible ? – Empan Numéro 95 – Revue trimestrielle (editions-eres.com)

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