Toute relation éducative est un dialogue entre deux intimes
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Je précise d’emblée, et notamment à l’attention de cette catégorie de lecteurs n’ayant pas besoin de prendre connaissance de la totalité d’un article pour se forger un jugement et émettre des commentaires, qu’il s’agit bien de traiter, ici, de « l’intime de l’être » et non de « l’intimité de la personne ». Cette dernière, l’intimité, pouvant être caractérisée par les espace-temps de retrait nécessaires et propre à chacun pour préserver ou recouvrer son intégrité psychique ou physique. Et s’il est souvent question de l’intimité de la personne dans le discours des professionnels (notamment pour évoquer le respect dû à celle-ci) il est rarement fait allusion à l’intime de l’être.
L’intime, donc, sert à désigner cette part de l’être, non matérialisable et donc non palpable, constituée par l’ensemble des circonstances qui, de la conception à la naissance et tout au long de la trajectoire du grandir, vont peser sur la manière dont la personne en devenir va construire ce que je désigne comme étant les quatre « points cardinaux de l’être » : le rapport entre « le dedans et le dehors » (repère spatial), « l’avant et l’après » (repère temporel), « le devant et le derrière » (repère cognitif), « le dessous et le dessus » (repère affectif). De fait, l’intime caractérise cette nécessaire « entrée de la matière dans le temps », si chère au philosophe Henri Maldiney (1), qui fait que l’instant non choisi de la mise au monde peut devenir le temps inspiré d’une existence, ou qu’une trajectoire de vie subie, parce qu’impactée par des événements de nature traumatique, peut être infléchie de nouveau vers une trajectoire de vie choisie, parce qu’adossée à un reste de désir à être. Au final, l’intime recouvre une telle diversité de matériaux participant à la construction de la personne en devenir qu’il fait de chaque psyché un labyrinthe mental. Alors pourquoi mobiliser l’intime dans le cadre d’une relation d’aide éducative ? Parce que quarante ans d’expérience professionnelle en qualité d’éducateur, de formateur, puis de directeur, augmentées de l’expérience de nombreux acteurs de métier accompagnés dans des sessions de formation, me font dire qu’il n’y a pas de relation d’aide sociale, éducative ou de soin, s’il n’y pas une rencontre. Et il n’y a pas de rencontre s’il n’y a pas un partage entre soi, l’acteur de métier, et l’autre, la personne en situation de vulnérabilité. Le dialogue entre ces deux intimes étant ce qui vient faire partage.
Car, tous ceux qui ont exercé au sein des métiers de la santé, de l’éducation ou de la solidarité savent très bien qu’un même professionnel n’engagera pas la même relation avec n’importe laquelle des personnes accueillies… et ce quel que soit le niveau de compétences du dit professionnel ! Que ce qui fait la richesse d’une équipe, ce n’est pas l’uniformité des compétences acquises (et dûment répertoriées au sein des référentiels) mais la diversité des « intimes » des personnes qui la composent et qui, pour le coup, composent avec la diversité des intimes des personnes accueillies. La rencontre, qui n’est ni le contact ni l’accueil, se fait dès lors que la singularité de tel professionnel venant résonner avec la particularité de telles personne accueillie provoque une qualité de présence de soi, l’acteur de métier, à l’autre, la personne accueillie, permettant de voir et d’entendre celle-ci au-delà de ce qu’elle donne à voir et à entendre par la mise en scène de ses symptômes. C’est cette capacité à voir et à entendre au-delà ce qui fait bruit dans un comportement dysfonctionnant qui permet de ne pas seulement résonner avec le passage à l’acte mais d’être en capacité de le raisonner. Instant fragile ! De sorte que toutes les équipes sont immanquablement convoquées à devoir se questionner sur ce qui fait que telle personne accueillie, particulièrement « attachiante », trouve néanmoins de quoi s’agripper (je reprends là un terme de Winnicott) à tel collègue. De sorte que toutes les équipes sont immanquablement amenées à se disputer dès lors que ce collègue, en proie au doute sur le « pourquoi lui, et pourquoi moi ? » et à la crainte de ne parvenir à rien, renforce tout de même son niveau d’écoute et d’attention pour étayer et oser formuler une hypothèse d’action allant parfois à contre-sens d’une volonté générale ou d’un ras-le-bol institutionnel.
Au regard de quoi, et sauf à faire semblant (mais le faire semblant est immanquablement démasqué et rejeté de la part des personnes accueillies), nul ne ressort jamais indemne d’une rencontre. Il n’y a pas de « juste distance » ni même de « juste proximité » dans une relation d’aide éducative compte-tenu de la densité et de la diversité des éléments de vie mobilisés dans l’interaction entre les acteurs impliqués. Et c’est bien la raison pour laquelle la pratique des métiers de l’humain requiert un accompagnement et un soutien continus par le biais d’un travail d’analyse à la fois critique et clinique ; lequel travail peut être mis en œuvre grâce à ces deux outils que sont les groupes de réflexion sur la pratique, d’une part, et les écrits professionnels, d’autre part. L’efficacité de ces deux outils tient au concours qu’ils apportent dans la bascule ou l’inflexion, terme que je préfère (2), d’une rencontre subjective vers un rendre compte objectif. Dans le cadre du groupe de réflexion sur la pratique, la vigilance bienveillante de l’animateur peut faire en sorte que les participants se sentent autorisés à une expression de l’intime sans craindre que celle-ci ne vire au pathos ou suscite des railleries voire, pire, de la condescendance. Être humain, et plus précisément être humain dans la relation, tient à la possibilité d’avancer « à découvert », pour reprendre ici une formule utilisée par Jan Patocka. De la même manière, un écrit professionnel, qui ne soit pas seulement un écrit de commande mais aussi et surtout un écrit support à un travail clinique, exige de son auteur qu’il s’inscrive dans une « logique de coïncidences », parce que seule capable de sublimer l’intime et d’opérer le passage du subjectif à l’objectif. En effet, et à la différence des sciences exactes où la preuve est établie de manière indiscutable (du moins tant qu’elle ne s’ouvre pas une réfutation à son tour dûment explicitée), l’exactitude des sciences humaines repose sur la capacité à collecter tous les indices, même et surtout ceux n’ayant en apparence aucun lien entre eux (les coïncidences), de sorte que parmi toutes les hypothèses qui peuvent être formulées, l’une d’entre elle va se révéler plus sérieuse que les autres. Cette méthode est transférable aux réunions d’équipe. S’il est communément admis que les réunions d’équipe ne servent à rien, sinon à déblatérer sans fin, c’est sans doute parce que trop souvent manque à ces réunions une autorité en capacité d’écouter, d’entendre et de faire le tri parmi toutes les hypothèses avancées autour de la table. Et une autorité capable de faire le tri non pas de manière arbitraire mais à partir de la solidité des arguments avancés ; car de toutes les hypothèses formulées, il y en a une qui va s’avérer être plus solide que toutes les autres dès lors que les acteurs de métier sont outillés pour opérer le passage, je le dis à nouveau, d’une rencontre forcément subjective à un rendre compte logiquement objectif.
Alors, et en guise de conclusion, j’ose jeter un regard vers cette toute nouvelle science humaine qu’est la criminologie et j’ose faire un clin d’œil affectueux à ce domaine spécifique de l’écriture qu’est le polar : « … rien ou presque n’échappe à l’œil du légiste. Rien sauf les sentiments, les émotions, les pensées – ce qui fait qu’un être humain a passé un moment sur terre avant de disparaître. » (Bernard Minier, p.101) (3). Rien ou presque n’échappe au machinement technocratique. Rien sauf la vie d’une institution, celle des personnes accueillies et celle des acteurs de métier qui les accompagnent au quotidien.
1) Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, coll. Krisis, éditions Million, Grenoble, 1991
2) Philippe Gaberan, Oser le verbe aimer en éducation spécialisée, érès, Toulouse, 2016
3) Bernard Minier, Sœurs, coll. Pocket, XO éditions, Paris, 2019
4 Replies to “Toute relation éducative est un dialogue entre deux intimes”
Monsieur Gaberan,
Je trouve dans votre écrit TOUT ce qui me manque aujourd’hui pour reprendre le chemin du travail, serein, apaisé. J’irai tout de même dès demain, avec la conviction (re) chevillée au corps et à l’âme, grâce à la « nourriture intellectuelle et sensible » que vos écrits m’apportent bien souvent, lorsque je vous lis (lie)!
Cet « intime » que j’apparente à la « part mystérieuse » (telle que ja nomme lorsque cela s’impose au travail ) et dont vous faisiez état ( si je ne m’abuse) dernièrement – » dimension indissociable de et/ou à notre pratique – dont on devrait pouvoir encore avoir le temps de « questionner » l’impact, les enjeux, d’en dégager les ressources ( et bien d’autres aspects) et dont nous sommes malheureusement dépourvus aujourd’hui: réunions réduites à la plus simple expression…organisationnelle, guidance hasardeuse ou inexistante, absence de réflexions de fond….
Bref, perte totale de sens!
Mais j’y retournerai, grâce à mon opiniâtreté, à mes engagements et à vous aussi.
Merci
Bonjour,
J’ai été aide-soignant, ensuite ES et aujourd’hui je fais un CAFERUIS (école stho paris) et en parallèle un master ENJEUFOR univ paris 8.
Je tiens à vous remercier pour vos écrits, je pense comme vous dans un monde de plus en plus complexe et normé ! L’intime de l’être sera un de mes angles dans mes futurs recherches et écarts entre les besoins et le réel !
Merci pour vos réflexions .
Bien à vous
Bonjour Philippe,
Tes écrits raisonnent et résonnent, merci !
Je nourris une réflexion sur l’accompagnement depuis une bonne vingtaine d’années. Aujourd’hui je suis amenée à prendre à bras le corps les résistances à accueillir l’émotion de la personne accompagnée, à comprendre la part de l’éprouvé dans la construction de l’expérience, à devoir étayer la nécessité de sa mise en mots. Alors merci pour cette contribution !