Fernand Deligny, la poétique des autistes

Fernand Deligny, la poétique des autistes

Le 25 mars dernier, devait sortir en salles de cinéma un film documentaire de 1h35 intitulé Monsieur Deligny, vagabond efficace, réalisé par Richard Copans. Certains posts sur les réseaux sociaux ont évoqué la sortie de film. De même, dans son édition du 25 mars, le journal Libération a publié un article intitulé joliment Fernand Deligny, la poétique des autistes pour évoquer cette réalisation ; France culture a elle aussi consacré au film une émission qu’il est toujours possible de réécouter. Malgré cela, et à cause de la crise sanitaire actuelle, il serait extrêmement dommage voire même dommageable que le travail réalisé par Richard Copans passe inaperçu, et qu’il aille s’enfouir quelque part dans les territoires gris de l’ignorance et de l’oubli. Ce serait d’autant plus dommageable que, d’une part, ce film est une réussite parce qu’il rappelle quelques détails du cheminement de Fernand Deligny parfois laissés de côté, et, d’autre part, parce qu’il donne à penser l’actualité de Fernand Deligny dans un contexte sociétal où il devient urgent de recouvrer le sens des métiers de l’humain. Alors, et pour contourner le confinement, le film est accessible aux spectateurs, non pas en salle certes, mais sur les plateformes TVOD et notamment à partir du site de Shellac distribution. Il en coûte 4 euros pour le louer durant 8 jours. Certes les temps sont rudes ! Pour beaucoup l’argent manque.  Mais il me semble que le geste vaut la peine d’être accompli; ce serait un acte pour le moins aussi concret que d’aller applaudir aux 20 heures les professionnels du soin, de l’éducation ou de la solidarité. D’autant plus que, revers du confinement (sauf pour tous les mobilisés sur le terrain, salués ici au passage), il est possible de le regarder sans interruption, à partir de chez soi, sans les bruits parasites des paquets de pop-corn et autres sonneries de portable.

L’entrée dans le film se fait par le silence… 8 minutes sans une prise de parole. Une mise en scène qui renvoie aux propres films de Deligny et qui, forcément bouscule le spectateur moderne habitué aux bruits, aux bandes sons tonitruantes et aux excès de gestes et de langages. Cette entrée en matière, certes déroutante, renvoie au concept de « moindre geste » de Deligny, qu’il nous faut reprendre aujourd’hui par le biais de la notion de « petits riens du quotidien  » ; lesquels «  petits riens  » font le «  tout de l’être en construction ». C’est avec Fernand Deligny, d’abord et avec d’autres venus après lui, qu’il est possible de penser comment de dessous la banalité des actions posées au jour le jour surgit la complexité de ce qui fait l’advenir d’une personne à elle-même en tant que sujet d’elle-même. Les métiers de l’éducation spécialisée seront fragilisés aussi longtemps que les professionnels ne parviendront pas à s’approprier le fait que ces petits riens ne sont pas rien… et qu’ils n’oseront pas les rendre lisibles et donc visibles par quiconque ne fait pas profession d’être présent à un autre que soi-même dans l’accompagnement au grandir ou au «  se grandir » . Et dès lors, un autre temps fort du film de Richard Coppans est de mettre en scène et donc de mettre en valeur cette distinction fondamentale opérée par Deligny entre « faire » et « agir ». Le « faire » est du côté du machinement des organisations ; l’ « agir » est du côté de l’institution du sujet. Le faire est du côté de tous les référentiels, les protocoles, les labels et autres actions accaparant le temps et l’énergie des professionnels dans une production vide de sens. L’agir est du côté du voir et de l’entendre ; du voir et de l’entendre au-delà de ce qui se donne à voir et à entendre la mise en scène des symptômes de sorte à pouvoir accéder au possible de la personne.

Accueillir Fernand Deligny aujourd’hui n’est pas une démarche facile. D’abord parce que, depuis une bonne trentaine d’années, une clique de médiocrates a donné à croire que l’homme et son œuvre appartenaient au passé et que seuls quelques dinosaures attardés pouvaient encore trouver du sens à cette forme d’engagement et d’enseignement. Ensuite, parce que le passé ne se décalque jamais sur le présent ; l’œuvre de Deligny réclame une approche à la fois critique et libre de sorte à ne pas faire de la posture du professionnel d’hier une imposture du professionnel d’aujourd’hui. En clair, l’oeuvre de Deligny n’est pas transposable telle quelle. Et pour le coup, vient percuter le spectateur et forcément le questionner ce passage où Richard Copans rapporte comment Fernand Deligny refuse l’offre faite par Simone Veil, alors ministre de la santé, d’accorder une subvention au projet expérimental mené à Monoblet. Il y a dans ce geste quelque chose d’incompréhensible pour des temps modernes tellement obnubilés par la question des financements, des agréments, des contrats, des conventions, etc. Non pas qu’il faille sous-estimer l’importance de l’économie et de la gestion dans tout projet humaniste. Bien au contraire! Mais n’en jamais faire une fin (critère d’efficacité) et seulement un moyen (support d’évaluation). Se niche au cœur de l’héritage de Fernand Deligny, comme dans celui de François Tosquelles ou de Lucien Bonnafé, cette question sans cesse remise en chantier : comment faire institution sans sombrer dans l’organisation ? Comment de pas laisser la routine se replier sur les rituels ? Comment maintenir de l’imprévisible sous le prévisible ?

Alors, et pour finir, il se peut qu’une fois les tribunaux populaires dressés et les coupables désignés, le temps d’après la crise sanitaire emporte avec lui les simulacres d’indignation… Il se peut, au contraire, que de la crise surgisse non une prise de conscience collective mais un regard nouveau, et suffisamment partagé par le plus grand nombre, pour abolir cette fiction imposée de force depuis tant d’années selon laquelle il n’y aurait de futur possible qu’en faisant table rase du passé. D’ores et déjà, il appartient à chacun de faire en sorte que le travail mené par Richard Copans ne soit pas une nostalgie… mais un rêve.

One Reply to “Fernand Deligny, la poétique des autistes”

  1. Il est difficile de ne pas revenir sans cesse aux fondamentaux de l’éducation spécialisée et à la vision humaine de Fernand Deligny. Et c’est bien à cette vision-là que l’on se heurte au quotidien. Cela fait bientôt 30 ans et ce regard avant-gardiste bouscule toujours autant. L’humain passe après tout le reste, le « faire » obnubile l’Institution et déteint sur les professionnels qui n’ont de cesse de trouver sens dans la relation éducative. L’éducateur doit se sortir de son rôle de spectateur de l’Institution pour retrouver l’essence de son métier. Vivre son métier plus que le subir, comme un porte-parole de la jeunesse avec qui il échange, rit et partage des tranches de vie!
    « L’agir » pour mieux « faire ».

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