A propos d’une « perte de sens » dans les métiers de l’humain

A propos d’une « perte de sens » dans les métiers de l’humain

 A moins d’être aveugle et sourd, il serait difficile de ne pas voir et entendre le malaise qui sape l’ensemble des métiers de l’humain, c’est-à-dire ceux de la santé, de l’éducation et de la solidarité. Un malaise dont la cause a longtemps, et avec juste raison, été imputée à une réduction drastique des moyens financiers et humains accordés à ces champs d’activité ; une réduction d’autant plus destructrice qu’elle a été appliquée de manière systématique par tous les gouvernements successifs depuis le tournant de la rigueur de 1983. Le Ségur et son mode d’application inique n’étant, au final, qu’un symptôme de cette lente décomposition.

A cette crise budgétaire s’ajoute désormais une crise du sens à l’exercice de ces métiers dont le manque d’attractivité et les difficultés de recrutement ne sont que, là encore, de bruyants symptômes. Pour avoir dénoncé en son temps, notamment dans Être éducateur dans une société en crise (éditions ESF, 1998) et autres articles par la suite, les impacts ravageurs de ces politiques d’austérité, je souhaite consacrer cette réflexion à la notion de « sens » et plus exactement de « perte de sens » dans les métiers de l’humain. Que signifie-t-elle ? Que vient-elle dire ? « On parle souvent du sens de telles ou telles affaires humaines, du sens de la vie, de l’histoire, de différentes institutions, du sens de la démocratie, etc., sans définir ni même essayer de définir le concept de sens comme tel – manifestement parce que, si l’on éprouve le besoin d’un tel concept, on le considère d’autre part comme allant de soi. Le besoin de ce concept tient au fait que toutes ces choses sont problématiques et requièrent une explication… » (Jan Patocka, Essais hérétiques, p.93). Or, dans ces mêmes Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Jan Patocka propose trois leviers de réflexion pour mieux saisir cette notion de « sens » (1) ; lesquels, ramenés au champ de préoccupation qui est le nôtre, peuvent aider à mieux comprendre la cause et les enjeux du malaise affectant les métiers de l’humain.

Le premier levier consiste à savoir distinguer les termes de « signification » et de « sens ». De fait, si, et telles qu’elles sont pensées et conduites, les politiques publiques en matière de santé, d’éducation et de solidarité pourraient encore avoir une signification (en l’occurrence celle de garantir au mieux la cohésion sociale en évitant les fractures majeures au sein des différentes composantes d’une même population), en revanche il n’est pas certains qu’elles puissent encore avoir un sens. En effet, dès lors que leur efficacité est mesurée à l’aune d’une évaluation quantitative des actes posés indépendamment de toute prise en compte de la diversité et de la qualité des services proposés, alors la machine à produire du soin, de l’éducation et de la solidarité perd tout son sens. La dérive de cette logique purement comptable étant par ailleurs renforcée de manière perverse par l’exigence d’un « zéro personne sans solution » placée sous le regard contraignant de la Cour européenne des droits de l’homme. Ainsi, les politiques publiques viennent sinon produire du moins entretenir ce que la philosophe Jeanne Hersh désigne comme étant l’un des maux de la modernité, à savoir « l’oubli de l’humain par un excès de rationalisme ». Le second levier proposé par Jan Patocka est, une fois encore, de savoir différencier « le sens » et « la finalité ». « … une action peut servir à une fin, être utile, tout en perdant son sens (initial) » (Jan Patocka, p.95) Ainsi en va-t-il des politiques publiques en matière de santé, d’éducation et de solidarité dès lors que celles-ci ne sont plus motivées « que par des fins extrinsèques » et que « l’objectivisme absolu de la science moderne [leur font] perdre [leur] sens interne », pour reprendre ici quelques-uns des termes utilisés par Jan Patocka. Et les exemples sont nombreux qui viennent illustrer comment une finalité peut être poursuivie et atteinte au détriment du sens :  au cœur de l’été et en pleine crise hospitalière, il importe peu aux comptables de l’organisation du système de santé où se situe le lit médical dès l’instant où il est attesté que, dans un ailleurs et fut-ce au détriment du suivi du patient, un lit est bel et bien disponible. Il importe peu aux comptables des politiques de solidarité  de connaître la nature et l’habilitation de la structure retenue dès lors que celle-ci s’avère apte à répondre aux « besoins fondamentaux » (un toit, un couvert) d’un enfant ou d’un adolescent en situation de danger. Enfin, le troisième levier réflexif à saisir, selon Jan Patocka, réside dans la capacité d’avoir conscience que, concernant les « affaires humaines » et notamment des politiques publiques de santé, d’éducation ou de solidarité, « le sens » et « la vérité » ne font pas forcément bon ménage. Lorsqu’un premier ministre de la France vient dire que son pays ne peut pas accueillir toute la misère du monde, il énonce ce qui pour lui est une vérité en dépit du sens accordé à la formule « pays des droits de l’homme ». D’autres après lui ne feront guère mieux… et peu importe alors les noms ou la couleur des partis politiques ! L’essentiel étant que, en matière de santé, d’éducation et de solidarité, l’intérêt du citoyen et le souci de l’humain sont comme à pile ou face d’un même jeu politique. Et à ce petit jeu-là, l’humain est trop souvent perdant.

Alors que faudrait-il retenir d’un tel constat ? Rien d’autre que la leçon déjà enseignée par Héraclite (500 av. J.C.) selon laquelle dans le domaine de l’humain c’est « Polemos qui mène le jeu » ; c’est-à-dire la confrontation des points de vue, l’échange des arguments (la disputatio) et la négociation. C’est en venant rappeler pourquoi et comment leur activité est au cœur même de ce qui fait l’humain de l’homme que les acteurs des métiers de l’humain peuvent venir enrayer cette perte de sens ; laquelle perte de sens ne signe rien d‘autre qu’une forme de régression de l’humanité à un stade pré-historique. Le terme de pré-historique servant à qualifier, ici et selon Jan Patocka, des formes d’organisation sociétale au sein desquelles l’avoir prime sur l’être. En rupture de quoi, l’humanité entre et se maintient dans l’histoire dès l’instant où celle-ci « loin de se limiter au simple entretien de la vie matérielle… se livre entre les mains d’une rivalité interminable de vues qui conduit les intentions premières des penseurs jusqu’à l’insoupçonné et l’imprévisible » (Jan Patocka, p.108). S’il y a un sens à l’exercice des métiers de l’humain, il tient au fait que ces derniers sont l’un des ultimes lieux d’expression de l’insoupçonné et de l’imprévisible. A l’encontre des grandes machines institutionnelles chargées de mettre en œuvre les politiques publiques qui ne jurent plus que par la maîtrise et le contrôle des actes produits en multipliant les protocoles, les procédures, les référentiels ou autres recommandations, les acteurs de proximité sont en droit et en devoir de maintenir ouvert le « mystère de l’humain ». C’est-à-dire de savoir argumenter par la diversité des situations rencontrées et des hypothèses émises comment sous la statistique demeure la personne ; comment de dessous l’universel de tout être jaillit la singularité de chaque présence au monde. La pose d’une perfusion, la toilette d’une personne dépendante ou la prévention d’un passage à l’acte violent par un gamin sont des actes à chaque fois mêmes et différents selon les situations. C’est pour s’être laissés déposséder d’un rôle de partenaire et c’est pour avoir endosser un statut de sous-traitant que les professionnels, leurs gouvernances institutionnelles et leurs instances représentative assistent impuissants au creusement du fossé entre la commande sociale et leurs valeurs d’engagement ; que pour les acteurs de proximité, la perte de sens éprouvée est à la mesure de la différence existant désormais entre l’exercice d’une profession et l’accomplissement d’un métier, entre le fait d’être considéré comme étant l’agent d’un dispositif social et non plus comme l’acteur de l’accompagnement de personnes en situation de vulnérabilité. Là se loge cette « perte de sens… et c’est parce qu’elle est identifiée qu’il nous devient possible de la combattre.

(1) Il faut saluer l’initiative du journal Le Monde qui dans son supplément L’été des livres a consacré deux feuilletons de cinq épisodes chacun, respectivement consacrés aux Ecrivains en dissidence sous la conduite de Nicolas Weill et aux Femmes philosophes à découvrir, sous la conduite de Roger-Pol Droit.

(2) Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, trad. Du tchèque par Erika Abrams, coll. Verdier poche, éditions Verdier, 2022

7 Replies to “A propos d’une « perte de sens » dans les métiers de l’humain”

  1. Merci pour cette réflexion qui éclaire nos pratiques et nous amène à prendre un peu de la hauteur face aux décideurs qui ne jurent que par une logique comptable et gestionnaire

  2. Merci mr Gaberan pour cette réflexion. C’est très juste. Hélas cette organisation impregne certains professionnels eux-mêmes qui valorisent aveuglement le « pratique « . Comme si penser à son positionnement devenait une impolitesse inutile. Cela produit une forte violence au sein des équipes qui se veulent efficaces.

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