La protection de l’enfance n’est pas… la protection de l’enfant

La protection de l’enfance n’est pas… la protection de l’enfant

« Pas mon problème, Loiseau. Des Loiseau il y en avait beaucoup, à Haute-Boulogne. Déchets d’orphelinat, raclure de l’Assistance publique. Longtemps j’ai voulu qu’ils crèvent ou qu’ils cessent de geindre… Les histoires d’orphelins me dégoûtaient. Celles des répudiés, des bouches en trop à nourrir, des gamins difficiles dont la famille s’était débarrassé comme on abandonne un chien. Comme tous ces malheureux, il était là par accident, Loiseau. Il n’avait rien à faire avec nous… Il était innocent et je déteste les innocents. » (L’enragé, p.110) Celui qui cause ainsi est surnommé La Teigne ; il a été envoyé à Haute-Boulogne, la colonie pénitentiaire de Belle-Ile-en Mer, pour avoir perpétré de menus larcins et pour sa participation passive à l’incendie volontaire d’une boutique tenue par de « respectables escrocs ».

La Teigne est un personnage imaginaire qui, sous la plume de Sorj Chalandon, va devenir le héros presque malgré lui d’un événement, en revanche, bien réel. Dans la nuit du 27 août 1934, les gamins de Haute-Boulogne, la colonie pénitentiaire de Belle-Ile-en-Mer se sont révoltés, ont saccagé une partie des locaux puis, concernant cinquante-six d’entre eux, se sont échappés. Commença alors sur l’île une « véritable chasse à l’enfant ». L’affaire, à l’époque, fit grand bruit. Les journaux nationaux s’en sont émus et ont raconté les faits. Une opinion publique déjà sensibilisée à la cause des enfants et aux violences commises au sein des colonies pénitentiaires s’est manifestée. Jacques Prévert, présent sur l’île, publia un poème tristement intitulé « La chasse à l’enfant » et dont le premier vers est désormais célèbre : « Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !… » Dans la réalité, tous les échappés ont finalement été repris. Mais c’est là une version officielle qu’entreprend de chahuter le roman de Sorj Chalandon ; puisque, version officieuse, tous les gamins poursuivis auraient réintégré la colonie pénitentiaire. Tous, sauf un… La Teigne.

S’il ne tait rien des violences d’une société à l’égard des enfants, de la gravité des actes perpétrés en toute impunité par les « moniteurs » de la colonie pénitentiaire, et de l’emprise et des dérives perverses exercées par les caïds sur les « colons » les plus fragiles, le roman fait moins dans le psychologique (les ressorts psychiques et affectifs de la vie de ces gamins) que dans le sociologique (la maltraitance de l’enfant comme exutoire à la misère et à la dureté des conditions de vie d’une époque). Néanmoins, force est d’admettre que par son style et l’âpreté des descriptions, l’auteur entraîne son lecteur dans les vertiges de l’enfer. Il faut sans doute pénétrer cette part sombre de l’humain pour comprendre pourquoi la protection de l’enfant, et non pas de l’enfance, ne peut être qu’une œuvre marginale, entreprise par des personnes avant tout rebelle à l’ordre social et à ses évidences. Dans sa « Lettre au Boche qui va me fusiller », écrite le dimanche 13 décembre 1942, La Teigne écrit que « Ma France, tu vois, c’est un pêcheur breton, une infirmière, un communiste, un frère basque et un garde champêtre de Mayenne. Ce sont eux mon pays. Ils m’ont entendu, secouru et protégé. » (p. 403). J’appelle tous les éducateurs, les étudiants et futurs professionnels à méditer ces quelques lignes. Tous les gamins qui passent par la Protection de l’enfance et qui, parvenus au bout du bout d’une trajectoire de galères, « s’en sortent », racontent comment leur échappée tient à la rareté de quelques rencontres nées au cœur de deux « intimes » ; celui de l’enfant et celui d’un adulte élu en qualité de « référent de cœur » (Gaberan, Oser le verbe aimer en éducation spécialisée). Le roman de Sorj Chalandon est à mettre entre les mains de tous ceux qui, préoccupés par la protection de l’enfant, sont déroutés par tout le vacarme fait autour de la « protection de l’enfance ». Il donne à craindre que l’époque contemporaine ait définitivement basculé d’une société de l’information (indispensable pour pouvoir « penser ») vers une société du bruit (faire le « buzz » pour endiguer l’ab-sens). Comme si tous les bavardages commis ne servaient à rien d’autre qu’à masquer le désarroi d’une communauté d’adultes incapable d’agir les principes éthiques qu’elle ne cesse, pourtant, de proclamer dans ses constitutions, ses lois et autres discours solennels. Force est de reconnaître que les principes idéologiques, les calculs stratégiques et le souci des intérêts particuliers prévalent sur la protection de l’enfant au moment de prononcer les discours et de voter les lois concernant la protection de l’enfance.

Alors, et s’il fallait encore parler de crise, celle de la protection de l’enfance n’est rien d’autre, une fois de plus, qu’un symptôme ; le symptôme d’une humanité confrontée à ses pulsions archaïques et au retour en toute légitimité de la loi du plus fort exercée au détriment du plus faible. Surfant sur la morale d’un individualisme poussé à l’extrême, le libertarisme associé au transhumanisme imposent l’idée que seuls s’en sortent ceux qui le veulent. Afin de maintenir le primat de l’avoir sur l’être, ils sont passés maîtres en l’art de la novlangue. C’est ainsi que, un exemple parmi tant d’autres, ils détournent avec une intelligence aussi subtile que perverse des termes tels que « résilience » ou « pouvoir d’agir » pour renvoyer à l’individu la responsabilité de son devenir (l’autodétermination). En contrepoint, la protection de l’enfant demeure la préoccupation des âmes rebelles. Celles pour qui le verbe « aimer » n’est pas un gros mot. Celles pour qui le renoncement à l’exercice de la toute-puissance n’est pas un aveu d’impuissance. Celles pour qui l’advenir en tant que Sujet de soi est indissociable du devenir en qualité de sujet d’un autre que soi. Celles qui contournent les lois de la République lorsqu’elles vont à l’encontre de la dignité humaine. Celles qui subvertissent les règles lorsque le fonctionnement des établissements vient contredire leurs principes éthiques.

Sorj Chalandon, L’enragé, éditions Grasset, 2023

One Reply to “La protection de l’enfance n’est pas… la protection de l’enfant”

  1. Merci pour ce rappel dans une société au service des plus forts, avec l’appoint de toute cette technocratie intellectuelle bien pensante . Répondre à tout Enfant dans son histoire de vie reste pour moi la priorité de l’écoute et de l’accompagnement, en prenant tous les risques nécessaires et en gardant nos convictions.
    Je pense, tout humblement, y avoir contribué dans mon parcours professionnel et personnel contre vents et marées face aux contraintes institutionnelles.
    Un ancien professionnel de l’éducation spécialisée.

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