Les éducs confrontés à une « clinique du vide »

Les éducs confrontés à une « clinique du vide »

« J’aurais aimé sortir par le haut ! », me susurre-t-il. Pierre, mon « p’tit frère » ne sait toujours pas quoi faire de ce cancer de la vessie qui lui a été diagnostiqué au mois de juin 2023. Il ne trouve en lui aucune raison de combattre une maladie qui, après le diagnostic de « schizophrénie » prononcé jeune à son encontre, vient, selon lui, confirmer la preuve qu’il n’est rien d’autre qu’un « déchet ». Déchet ! Un mot malheureux prononcé par mon père un jour où un insupportable sentiment d’impuissance le conduisit à un stade ultime d’exaspération. « J’aurais aimé sortir par le haut ! ». Le père est mort à qui désormais le démenti ne peut plus être apporté.  

Et je pleure en faisant la vaisselle dans sa cuisine tandis que le corps replié en chien de fusil, sur son lit, Pierre tente de fuir les douleurs qui le saisissent au ventre malgré la morphine. Je le rejoins. Je m’assieds sur le bord du matelas les yeux rivés sur sa bibliothèque. Hugo, Baudelaire, Morin, Higelin… et tant d’autres. « Je les ai tous lus… » murmure-t-il. Je le sais. Je me plonge dans sa pile de dessins et peintures pour en sortir ce Narcisse peint par lui et daté de février 2022. « Il te ressemble ! » me dit-il. Sur l’instant, il me plait d’imaginer avoir vu sur son visage l’esquisse d’un sourire ironique pour accompagner la provocation. Il y a peu encore nous aurions eu, lui et moi, lui contre moi, l’une de ses joutes verbales que, entre raisons et délires, nous affectionnions tant tous les deux ; las, je le vois-là trop épuisé. Je lui réponds alors un simple « oui » ; moi, son double impossible qui s’en est sorti par le haut.

Narcisse ou la clinique du vide… Une fois encore c’est mon « p’tit frère » et les itinérances de son existence qui me ramènent à l’essentiel de mon métier. Les 25 et 26 mars, Olivier Baud, directeur par intérim au sein de l’association Argos en Suisse, me fait l’amitié de m’associer à deux journées de travail et de réflexion avec ses équipes mobilisées sur les dispositifs sanitaires et sociaux de réduction des risques pour les personnes vivant avec des addictions. Pour les Politiques et pour une large part de l’opinion publique, les termes d’addiction et de dépendance sont « l’écho » (1) de jugements moraux ; les toxicomanes, loin d’être perçus comme étant des personnes en souffrance, sont considérés comme des individus déviants ne sachant pas faire preuve de volonté pour renoncer aux plaisirs immédiats. Le maintien de l’ordre public et la sécurité des populations appelées à vivre dans le voisinage des personnes vivant avec des addictions deviennent des priorités ; y compris pour les professionnels dont le désormais statut de « travailleur social » sonne comme un rappel à ces priorités. Plus rien ou presque ne se dit de cette « angoisse du vide » qui hante les personnes vivant avec addiction et que, pourtant, une abondante littérature a parfaitement théorisée (1). Le « manque » ne parle pas seulement de la dépendance à un produit addictif mais fait remonter à la surface de l’être des carences ayant entravé la construction de cette sécurité interne dont toute personne a besoin pour advenir en tant que sujet d’elle-même. Une sécurité interne que seul permet d’élaborer un environnement suffisamment contenant et rassurant de sorte que la personne en devenir se sente autorisée à prendre le risque de s’engager dans l’existence sans craindre de sans cesse encourir un danger.

Dans un très bel article intitulé Variations sur le mythe de Narcisse dans l’œuvre de Francis Bacon, Salma Derouiche El Kamel rappelle, en termes très winnicottiens, comment les carences « peuvent être à l’origine d’un état qui dépasse celui de la frustration et qui constitue carrément une « menace d’annihilation », une sorte d’angoisse primitive très réelle, bien antérieure à toute angoisse, qui inclut le mot « mort » dans sa description. » (3) Le produit n’aide pas à survivre. Il endigue les vagues d’angoisse submersives dans lesquelles se noie, corps et âme, la personne rendue vulnérable par des circonstances vécues par elle comme étant de nature traumatique. C’est sur cette matière-là qu’ont à travailler les éducateurs engagés auprès de personnes vivant avec des addictions ; une matière fécale, non pas parce qu’elle serait merdique mais parce que, au sens étymologique du terme (Fèces), elle renvoie au résidu de l’être. Et c’est l’importance accordée à ce résidu qui, au risque d’être perdu et de précipiter tout l’existant dans le vide, rend d’autant plus urgent de faire du « savoir aimer » une compétence professionnelle.  Ce sera-là le thème de notre rencontre avec les équipes d’Argos. Car, et n’en déplaise aux grincheux qui soupçonnent encore et toujours les éducateurs de vouloir se réparer au détriment des personnes accompagnées, la relation éducative est avant toute chose un dialogue entre deux intimes. Celui de l’éduc et celui de la personne accompagnée.

(1) Dans Le livre des Métamorphoses d’Ovide, Echo est cette nymphe qui précipite la réalisation de la prophétie concernant le devenir de Narcisse .

(2) Citons de manière non exhaustive Donald Winnicott, La crainte de l’effondrement et autre situations cliniques aux éditions Gallimard, Michèle Benhaïm, Les passions vides, chutes et dérives adolescentes contemporaines aux éditions érès et ce syndrôme « d’enfants abusés narcissiques » que Rémi Puyuelo évoque dans la préface à Un atelier théâtre en CMP de Gérard Chimisanas

(3°) Article publié dans la revue Le Coq Héron diffusé par les éditions érès et mis en ligne le 07/06/2018 et accessible sur le site de Cairn  Https://doi.org/10.3917/cohe.233.0148

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