Autopsie d’un mouvement de grève…
« La mutilation techniciste du travail social(…) signifie la liquidation de toute question éthique, de toute dimension clinique… Là où l’humain devient second, là où il est nié, liquidé, il n’y a plus d’éthique. »
Dominique Depenne, Réflexion éthique sur un travail social mutilé, Cahiers de l’ACTIF, 536-537
Même s’il n’est pas parvenu à constituer « un sujet d’actualité » pour les journaux télévisés du 20h, le mouvement de grève initié par l’ensemble des acteurs de l’éducation spécialisée et du travail social a été, et demeure, un vrai succès : une synergie l’a emporté là où, par tradition, prévalaient le morcellement des catégories professionnelles et l’isolement des vécus et des pratiques. A cet égard, les réseaux sociaux ont joué un rôle essentiel faisant, une fois de plus, la preuve de leur capacité à produire simultanément le meilleur, la convergence des acteurs, et le pire, la confusion des intérêts. Il faudra y revenir… Reste qu’en l’état, le Gouvernement s’en sort bien. En faisant la promesse d’une augmentation de 183 euros pour l’ensemble des salariés du « travail social », il confesse avoir entendu les cris de la rue, il fait l’aveu de vouloir réparer l’injustice supposément commise par le Ségur de la santé et, au final, il pense avoir accompli sa part dans la réponse apportée aux revendications des professionnels. Du même coup, il s’estime être quitte de toute responsabilité dans la suite à donner au malaise exprimé par l’ensemble des professionnels de l’éducation spécialisée et du travail social. Un malaise dont l’origine, certes, s’ancre bien avant l’arrivée d’Emmanuel Macron à la présidence de la République mais dont l’ampleur ne cesse de croître au fur et à mesure que les Politiques avouent leur impuissance à formuler une véritable vision d’avenir pour les métiers de l’humain et leur rôle dans la société. Ainsi le succès stratégique qui ponctue cette « conférence » pourrait bien s’évérer être une victoire à la Pyrrhus. Parce que les « partenaires », ou supposés tels, disposent eux aussi de leurs propres stratégies et gardent intact leur propre capacité d’opposition aux mesures décrétées.
A l’heure qui l’est, rien ne dit que les Départements, principaux financeurs des institutions de l’éducation spécialisées et du travail social vont souscrire à la revalorisation des salaires pour les catégories ciblées par la Conférence et encore moins se préoccuper de celles maintenues dans l’oubli. Car même à supposer qu’ils n’aient pas le droit de s’opposer aux lois ou décrets édictés par le Gouvernement, d’aucuns d’entre eux revendiquent d’ores et déjà la capacité à déterminer par eux-mêmes le niveau d’urgence sociale s’imposant à l’échelon local, de définir les « publics prioritaires » à l’obtention des aides publiques, et, au besoin, n’hésitent plus à fermer des établissements ou services jugés comme inessentiels voire inefficaces. De même, voilà près de quarante ans, et le tournant de la rigueur imposé par le premier gouvernement de François Mitterrand, que les nouveaux dirigeants associatifs ont appris à faire des salaires la variable d’ajustement de leur budget de fonctionnement, et ont intégré à leur stratégie de développement les manières d’effectuer des extensions de service ou des créations de place à coût constant. De la non gouvernance politique jusqu’au management techniciste, il est banalement admis aujourd’hui que les métiers de proximité aux personnes peuvent être et, par conséquence, doivent être assurés par des professionnels de qualification moindre pour des coûts salariaux réduits. Dans un tel contexte, la profession d’éducateur spécialisé devient cet encombrant que d’aucuns, faute d’une suppression pure et simple de la filière, s’emploie à recycler sous forme d’abord de « coordinateur de service » (des sous-chefs sans pouvoir hiérarchique) puis, au vu de l’échec, en « coordonnateur de parcours » (mission dévolue par ailleurs aux MDPH et leurs personnels techniques). C’est parce que dans son discours du 8 novembre 2021, prononcé à la MAS Les Sources, Jean Castex avait su pointer le fait que l’actuel malaise dans les métiers de l’humain relevait de la responsabilité de multiples acteurs masquant mal leurs calculs d’intérêts sous un discours d’intention commun que le problème méritait bien mieux que cette « conférence ».
De sorte qu’en dépit du véritable succès que représentent les manifestations ayant eu lieu partout en France et les quelques velléités à poursuivre le combat, c’est bien de l’autopsie d’un mouvement de grève dont il s’agit ; parce que l’Etat s’estime libéré de ses obligations, parce qu’une très grande majorité de professionnels estimeront, avec raison, avoir obtenu gain de cause, et parce que les associations se trouvent légitimées dans leur stratégie de révision à la baisse des conventions collectives. Face à de tels obstacles, les combats à venir ne relèvent plus de la capacité à porter des coups ponctuels mais d’une résistance tenace et courageuse. Tout d’abord, il nous faut, nous éducateurs, sortir de l’infantile, c’est-à-dire de cet état où notre parole ne peut pas être entendue parce que d’emblée invalidée par d’aucuns, aussi divers que nombreux, ayant intérêt à ce que notre autorité ne soit jamais reconnue. Il va falloir taire notre culture de l’autodérision dont s’abreuvent nos adversaires et revendiquer sans fausses pudeurs la haute technicité requise par les métiers de proximité. Et ce d’autant plus que, jusqu’aux plus hautes instances politiques et technocratiques, il est couramment admis la représentation selon laquelle l’éducation est une simple affaire de bon sens et le prendre soin (le « care ») une simple activité de « bonnes femmes ». Contre ce mépris banalement cultivé, et au regard d’un monde profondément abîmé par la dérégulation des marchés et le cynisme des saigneurs de la terre, il nous faut affirmer que la gravité et la complexité des symptômes manifestés par les publics les plus vulnérables requièrent la présence à leur contact quotidien d’une diversité de professionnels disposant d’une large échelle de qualifications. Il va nous falloir, pour cela, affirmer la science de nos métiers de l’éducation, savoir nous extirper de ce complexe par lequel les sciences humaines sont sans cesse renvoyées, de manière explicite ou implicite, au non scientifique, assumer pleinement la dimension « subjective » de toute relation humaine (les compétences liées aux savoir-être), et, enfin, mais sans doute la tâche la plus complexes, poser le socle épistémologique sur lequel repose cette science de l’éducation et cet art de la relation d’aide éducative et de soin. Nous avons le pouvoir d’entreprendre et de mener à bien tout cela…
19 Replies to “Autopsie d’un mouvement de grève…”
Merci d’une éducatrice spécialisée pour votre analyse.
Bonjour, j’accueille avec plaisir votre témoignage de sympathie et vous en remercie. Viendra sans doute le moment où, pour aller de l’avant, les soutiens et les apports critiques seront non seulement les bienvenus mais nécessaires pour concrétiser les axes de travail développés au terme de l’article. A bientôt…
Merci Philippe pour ce texte auquel je souscris sans réserve. Je retrouve bien les principaux enjeux que j’ai moi-même identifiés…
Les potentiels 183 euros ne peuvent pas venir masquer l’état dans lequel se trouve le secteur de l’éducation spécialisée..
Merci Sébastien… et poursuivons nos travaux de réflexion.
Bravo vos mots font écho au combat d’une éduc spé engagée qui croit et transmet une éthique et un savoir être que requière notre profession qui reste pour moi essencielle dans une société qui manie l’humain.
Continuons le combat pour être au côtés de l’Autre.
Merci et je veux vous apporter tout mon soutien dans la volonté qui vous anime de demeurer présente à nos métiers. Je suis invité à traiter cette question de l’éthique en éducation lors de la conférence introductive aux formations d’éducateur (promo 22-23) et de directeur (promo 30) à l’ENPJJ de Roubaix ce mercredi 2 mars après-midi. Cette invitation est la preuve qu’il existe encore des lieux où peuvent être mises au travail ces dimensions essentielles de nos métiers. J’acquiesce aux appels à résister, tout en sachant qu’il s’agit-là d’un engagement long, incertain, périlleux (mais non mortel dans une démocratie) et essentiel non seulement à la survie de nos métiers mais à celle de l’humanité.
Merci Philippe pour ce plaidoyer juste et limpide.
Seule nuance pour moi dans mon engagement: j’aime jouer de l’autodérision sur ma page, pour justement pointer l’absurdité des représentations sur nos métiers. Je te rejoins cela dit sur la nécessité de mettre en valeur notre technicité.
Bien à toi.
Bonjour Vince,
Je comprends parfaitement la nuance sur laquelle tu attires mon attention. J’y suis très sensible car il y a là un problème de fond, un élément de la « culture » des éducs qu’une approche épistémologique doit nous permettre de penser autrement que sur un mode alternatif : « pour » ou « contre » le rire dans nos métiers. Je te fais un aveu : je vais régulièrement lire tes posts même si je ne manifeste pas souvent mon passage et tes messages m’aident à poursuivre la réflexion sur ce problème de l’humour et de son utilisation dans nos métiers. je rappelle que, dans un temps ancien, j’ai été pendant plus de vingt ans chroniqueur à Lien Social et que parfois les dessins de Jiho ont pu provoquer en moi quelques irritations. Ce que je me propose, en réponse à ton message, c’est de poser comme base de réflexion une distinction fondamentale entre, d’une part, un usage du rire (et donc de l’autodérision) commmis pour se garantir du risque de se prendre « sérieux » (au sens où l’entend Hannah Arendt dans son court essai L’existentialisme français faisant suite à Qu’est-ce que la philosophie de l’existence) et, d’autre part, un usage du rire défensif face à tous ceux qui, à la suite des propos fondateurs de Jean-Jacques Rousseau au Livre 1 de son roman pédagogique L’Emile ou de l’éducation, rejette nos métiers du côté du « socialement inutile » et donc vers la « charité ». Mais je te propose de revenir sur cela de manière plus ample dans un prochain post par lequel je développerai ce que « sortir de l’infantile » venir pour les métiers de l’éducation spécialisée.
Merci Philippe.
Bonjour sur le Ségur oui les éducateurs vont avoir quelques choses par contres ,les chauffeurs cuisiniers , veilleuse de nuit , maîtresse de maison passe a las en sachant que tout ce monde sont a moi de 1500e par moi cordialement M vinciguerra RSS stc d’ un DITEP de corse
Bonjour et merci pour votre témoignage. Vous avez raison, le mépris avec lequel sont traités de nombreuses catégories professionnelles témoignent du peu de considération qu’ont les Gouvernants (Politiques, Associatifs, technocratiques) pour nos institutions, le sens et les valeurs qu’elles portent. Nous avons un autre possible à réinventer.
Merci Mr Gaberan cette analyse.
J’ai été une sous-chef sans fonction hiérarchique, et j’ai repris un poste d’éducatrice spécialisée afin d’être au plus près de ma profession, mon cœur de métier, de ne plus faire le travail de mon responsable, présent à 0.10%. Actuellement, je sens bien le vent de la coordination de parcours qui arrive dans le sessad généraliste ou je travaille.
Bien de mes tâches ne sont pas dans le référentiel métier : négocier la prise de rdv en service pédopsychiatrie pour un enfant, l’entretien des véhicules, écrire un projet de A à Z en nommant les diagnostics. Mon idéal de travail du départ, et bien loin, entaché par les actes, la productivité au lieu de la qualité. Bientôt, cela aura raison de mon travail dans ce domaine, car mes valeurs professionnelles se perdent. Au plaisir de vous lire.
Bonjour et merci pour votre contribution. Je comprends que la lassitude et les doutes puissent vous saisir, nous saisir. Mais rien de notre métier et de nos valeurs n’est mort avant que nous l’ayons nous-mêmes décidé et que, par conséquent, nous ayons nous-mêmes renoncé.
Je vous remercie pour cette analyse. Puisque nos métier deviennent de plus en plus invisibilité et méconnus. Les politiques s’en saisissent que pour appuyer leurs stratégie manageriale quand bon leur semble. Le combat et les revendications doivent se poursuivre. Une parole d’une éducatrice spécialisée. Avec bientôt 2 ans d’expérience. Triste est la réalité de nos public en souffrance. Quand les politiques sociales bloquent dans l’assistanat et le contrôle dans possibilité de pouvoir leur permettre d’exercer pleinement leur pouvoir d’agir et leurs droits en toute équité.
Merci pour votre témoignage. Cette tristesse que vous éprouvez à l’égard du monde réel est la prise de conscience de ce qui, en l’humain, est capable du meilleur comme du pire. Michel Serres fait de la protection du plus faible la condition de la survie de ce qui fait l’humain de l’homme. J’ai le sentiment que ce philosophe extraordinaire et cet honnête homme a pu, un bref moment, douter de l’espèce humaine quelques instants avant sa mort (lire le post que j’ai rédigé sur Adichats! son tout dernier ouvrage). Laissons les obsédés du contrôle et les constipés de la vie à leurs névroses… faisons vivre nos rêves!
En introduction, je tiens à vous remercier de poser des mots qui résonnent si justement. Je suis éducateur spécialisé, et je suis fatigué d’entendre cette dérégulation des marchés consumer nos ressources, et construire le fatalisme dans lequel nous nous enfonçons. Nos associations craignent d’être racheté par des groupes côtés en bourse ; nos conventions collectives sont concrètement menacées ; nos institutions peinent à recruter, quand les jeunes diplômés préfèrent détourner le regard du médico-social ou en empruntent le chemin par la voie précaire de l’intérim ; … Autant de problématiques qui nous font basculer du fatalisme vers l’absurde, du manque de moyens vers le manque tout court.
Je veux croire, comme vous, qu’il est encore possible de convaincre politiciens et financeurs du sens de la pluridisciplinarité, de cette haute technicité nécessaire à l’accompagnement qualitatif d’un public fragilisé. J’espère seulement que ces interlocuteurs-là auront suffisamment d’humilité, de capacité d’écoute et de suspension du jugement pour nous entendre. « On ne peut convaincre un homme qui dort », disait M. M. Diabaté. Pourvu qu’ils ne dorment pas.
Bonjour et merci pour votre témoignage. Je vous propose de ne pas perdre d’énergie à essayer de convaincre (car vous avez raison nous n’y parviendrons pas) mais de chercher à construire ou à reconstruire. Il y a là un pas de côté douloureux à commettre mais essentiel à la survie de nos métiers, de notre métier. Beaucoup de nos collègues, jeunes et anciens dans le métier, témoignent de cette envie. Elle est notre force.
Merci de votre contribution et de l’opportunité ainsi offerte de découvrir votre site concernant le métier de surveillant de nuit, ces drôles d’oiseaux de nuit.