Matrices… ou la marchandisation du corps féminin

Matrices… ou la marchandisation du corps féminin

Un trafic illégal de mères porteuses entre le Kenya et la région tarbaise ? Une telle monstruosité semble d’évidence improbable à Garnier, commandant de la Brigade de recherche de la gendarmerie de Tarbes. Et pourtant, en qualifiant l’hypothèse d’ « improbable », sa remarque exprime le refus de céder au confort de la raison et de se retrancher derrière les jugements binaires, tel que vrai ou faux, réel ou imaginaire, qui organisent la pensée des sciences exactes ; de fait, il assume se coltiner la complexité de l’humain. Car son métier lui a appris à envisager l’homme dans sa capacité à produire le meilleur comme le pire. Et c’est bien la raison pour laquelle, au terme de l’entrevue, il laisse la gendarme Caumont, responsable de l’enquête sur la mort violente par accident d’une jeune femme enceinte, suivre son hypothèse en investiguant de sorte à glaner l’ensemble des indices à l’appui de celle-ci jusqu’à l’obtention de la preuve (pp.113 à 116). Le lecteur est plongé là au cœur de Matrices, le dernier roman de Cécile Denjean (1).

De tout temps la littérature s’est saisie, avec toute la force que lui confère la puissance des mots, de ce qui fait l’intime de l’être humain pour en révéler à la fois les aspects les plus sombres et les plus lumineux. En toute logique, le « polar » est le genre littéraire qui, par excellence, plonge dans les bas-fonds des cités et de leurs civilisations non pas seulement pour traquer les « monstres » ou les pervers, ni même les criminels, mais pour disséquer les mécanismes de l’emprise et de la manipulation pouvant conduire les plus vulnérables jusqu’aux portes de l’enfer. C’est ainsi que Cécile Denjean se saisit de ces pratiques bien réelles que recouvre la Gestation pour autrui (GPA), interdite dans certains pays telle que la France mais autorisées dans d’autres, pour bousculer à la fois le cynisme des politiques et l’avidité sans scrupule de leurs bras armés que constituent la communauté des riches et des puissants de ce monde.

« Elle poussa la porte et déboucha dans le sas d’accueil où l’attendait la responsable du CHRS, une dénommée Annie Gabarre. La quarantaine dynamique, les cheveux courts et noir corbeau, vêtue d’un jean fatigué, d’un pull en laine, et chaussée de Dr. Martens hors d’âge, Annie Gabarre collait en tout point à l’image que la gendarme se faisait du travailleur social. » (p.193) Les clichés ont la vie dure, y compris en littérature. A vrai dire, celui-ci est pleinement assumé puisque l’auteure avant que d’être une écrivaine de polars a été éducatrice spécialisée. Son écriture, loin de réduire ses personnages à leur paraître, est dense d’une affection singulière à l’égard d’un métier pour une fois approché sans commisération, voire reconnu pour son utilité et son expertise (au sens noble du terme). Aussi, la gendarme veille-t-elle à ne pas heurter la sensibilité d’une équipe sur laquelle elle sait pouvoir s’appuyer en raison de sa proximité avec le peuple de l’interlope, avec les personnes jetées dans l’errance ou la prostitution et, plus largement encore, avec tous les abîmés de l’existence. Une population à l’ampleur sous-estimée, comme le révèlera le récit de Cécile Denjean, dès lors que la mort accidentelle de la jeune femme et de son fœtus précipite le retour de son propre passé refoulé dans le présent de la gendarme. Si un ou une auteure de polar se caractérise par son style, sa crédibilité tient aussi à la qualité de l’ambiance dans lequel elle ou il enchâsse son scénario. La violence et la ruse sont les ingrédients incontournables du polar ; plus subtils à restituer sont les mécanismes de l’emprise par lesquels la victime consent à son bourreau. Au point de rendre crédible cet insupportable oxymore qu’est le « consentement contraint » (2). Et c’est là sans doute que Cécile Denjean manifeste sa singularité ; la manière avec laquelle, connaissant les métiers de l’humain, elle parvient à ce que la non-toute-puissance ne soit pas pour autant un aveu d’impuissance.

C’est en écoutant France Culture, une émission consacrée aux auteures dans le monde du polar, et notamment au mouvement Les louves du polar que j’ai découvert l’existence de Cécile Denjean. Bien que Matrices soit son septième roman ! Il y a là, je crois un univers et une écriture qui peuvent être utiles aux professionnels de l’éducation spécialisée. Dans le travail qui est actuellement le mien consacrée à la langue des éducs et au fondement épistémologique de l’éducation spécialisée, j’y trouve illustrés les arguments d’une épistémologie fondée sur une « logique des coïncidences », comme alternative à la relation de cause à effet, d’une part, et, d’autre part, adossée à ces catégories non binaires que constitue l’ensemble des mots dérivés d’un verbe auquel est adjoint un suffixe en « able » : envisageable, probable, supportable, impensable, etc. Sans gâcher le plaisir de la lecture, j’en détecte plus d’une douzaine en moins d’une centaine de pages consacrées à l’élaboration et à la confrontation des hypothèses susceptible de comprendre les « faits », à savoir la mort violente d’une femme en ceinte sur une départementale un soir de tempête. Or, dès l’instant où il est accolé à sa racine, le suffixe en « able » vient dire le possible à défaut du certain. Là où la rationalité fige le réel avec certitude, la considération de ce qui fait l’humain de l’homme contraint à maintenir du mouvement et de l’instable. C’est là tout l’enjeu des métiers de l’humain.

(1) Cécile Denjean, Matrices, prisonnières jusqu’à ce qu’elles donnent la vie, coll. Pocket, éditions Marabout, 2022

(2) Denis Salas l’évoque dans son tout nouvel essai Le déni du viol, Essai de justice narrative aux éditions Michalon. Mais j’y reviendrai

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