Réinventer la protection de l’enfance
Il suffit d’être à l’écoute des professionnels de la protection de l’enfance pour prendre la mesure de leur désarroi. Si ces derniers demeurent présents auprès de gamins en souffrance et s’ils parviennent encore à développer des trésors d’ingéniosité dans les apports faits au quotidien, force est de constater en revanche leur état d’épuisement et de doute. Dans l’expression de ce malaise, ne sont pas seulement dénoncées les contraintes budgétaires ou quelques dérives managériales mais aussi, et en tout premier lieu, des passages à l’acte d’une violence que de plus en plus souvent les équipes éducatives ne parviennent plus à réguler. Les gamins accueillis semblent ni admettre de limites à leur comportement ni reconnaître une autorité autre que leur désir ; que surgisse un obstacle à la satisfaction immédiate d’une envie et la situation vire au « pétage de plomb » ! Toute demande qui n’obtient pas une satisfaction immédiate se traduit par des accès de destructivité dont la puissance puise sa source aux fondements archaïques de l’être. Ce sont donc des gamins incapables de s’inscrire dans le temps d’une histoire, celle de leur propre trajectoire du grandir qui se trouvent être accompagnés par des équipes qui, elles aussi acculées à l’urgence des prises en charge, ne parviennent plus à réinscrire la relation dans le forcément temps long de l’accompagnement au grandir. Cet emportement effectué au détriment de tout repère temporel pousse les équipes à la psychiatrisation des symptômes, et donc des gamins. A seulement s’arrêter à ce qui fait bruit, ce qui est malheureusement la faiblesse propre aux établissements et aux équipes, les symptômes pourraient effectivement donner à croire que ces gamins ont perdu en cours de route leurs équilibres cognitifs et psychoaffectifs… alors que, très souvent, ce sont les rudiments de leur élaboration qui n’ont jamais pu ou su se mettre en place. Faute de repères et d’étayages adultes ! Face à ces manques, tout est à construire : la rencontre avec les limites, d’abord, et la cohérence des actions dans l’espace et le temps venant contrer la co-errance des instants chez des gamins en proie à une réactivation des angoisses de morcellement. Ce sont donc d’éducateurs autant que de soignants que ces mômes-là ont besoin ! Des éducateurs capables de faire surgir l’enfant ou l’adolescent de dessous ces « bout-d’hommes » que Rémy Puyuélo, pédopsychiatre, qualifie de « abusés narcissiques » ou que Michèle Benhaïm décrit comme soumis « aux passions du vide ». Or le retour de ces « graines de crapule », pour reprendre les termes de Fernand Deligny, se produit dans un contexte de délégitimation généralisé de l’adulte, installé et reconnu dans sa fonction d’éducateur. Comme si la vigilance à l’égard de toute forme d’abus de pouvoir devait se traduire par un refus de toute forme d’autorité… autre que le « soi ». Comme si, emportées par le vent de l’histoire, le « Il est interdit d’interdire » avait poussé comme herbe folle en quelques territoires inconscients ; là où l’enfant revêche caché en tout adulte entretien l’illusion d’un possible monde sans foi ni loi. Et, à ce rythme, il n’y aura bientôt plus personne pour se dire éducateur prévient depuis longtemps notre collègue et ami Guy Delhasse. Au sein des équipes, la culture de l’individualisme est venue amplifier la guerre des égos ; au même instant et au sein des établissements, l’idéologie libertarienne prônait des organisations à « zéro défaut » par l’application stricte de protocoles en lieu et place de l’autonomie des professionnels. Dérives des adultes et délires des institutions…
Face à ce délitement, il va falloir travailler au retour de ce qui fonde la légitimité d’une présence adulte auprès d’enfant ou d’adolescents. Permettre aux professionnels de reprendre confiance. Les aider à retrouver l’envie d’y croire, comme le souligne Xavier Bouchereau. Les restaurer dans leur capacité d’endiguer les débordements des gamins accompagnés. Il s’agit-là d’un travail à la fois long et patient adossé à la mutualisation des expériences et une appropriation d’un haut niveau de connaissance. A ce titre nous avons accompagné jusqu’à l’édition le travail mené par Jean-Pierre Thomasset. A la fois chercheur et praticien, éducateur spécialisée et directeur de l’Institut d’études et de recherches pour la clinique de la Place, ce dernier est un témoin et un acteur des évolutions de la protection de l’enfance. Toute la première partie de son ouvrage est percutante. Elle repère les discours successifs ayant formaté les pratiques en matière de protection de l’enfance. Quatre discours qui, de la contrainte au soutien parental, éclairent sur la manière dont les mœurs, à la fois culturelles et politiques, viennent impacter les regards portés et les actions menées envers les enfants ou adolescents, dont les plus vulnérables d’entre eux. Cette première partie est exigeante puisqu’elle oblige à s’intéresser aux textes de loi et donc au corpus juridique qui légitime l’intervention adulte. Nul ne peut plus prétendre se dire éducateur, surtout de manière professionnelle, sans prendre le temps et faire l’effort de s’approprier la façon dont les politiques publiques prennent corps à travers les lois et autres textes réglementaires. De façon complémentaire à cet accès à un haut niveau de connaissance, il importe de mutualiser les expériences et d’envisager leur transférabilité en fonction des contextes particuliers. C’est là tout l’intérêt de la seconde partie de l’ouvrage de Jean-Pierre Thomasset. A l’heure où dans le domaine de la protection de l’enfance, comme dans celui du handicap d’ailleurs, les équipes sont déstabilisées par le passage d’une politique publique organisée selon la logique d’une place assignée (Topos) vers celle d’une opportunité saisie (Kairos), l’expérience menée depuis le début des années 80 sur le département du Gard par le Service d’adaptation progressive en milieu naturel (SAPMN) est plus qu’instructive. Elle témoigne d’un possible maillage de l’accueil en établissements spécialisé et de l’intervention des professionnels au plus près du lieu de vie de l’enfant et de son environnement familial et social. Une intervention plus renforcée alors que celle pratiquée dans le cadre d’une mesure d’Aide éducative en milieu ouvert (AEMO) ou à domicile (AED). Cette expérimentation du SAPMN, décrite dans ses détails pratiques par Jean-Pierre Thomasset, anticipe les recommandations du rapport Piveteau ou la mise en place du DITEP. A l’heure où se réinvente la protection de l’enfance, se réaffirme la nécessité pour les professionnels de savoir établir un diagnostic partagé entre tous les acteurs concernés, de savoir formuler un pronostic capable de faire le pari du potentiel de l’enfant ou de l’adolescent accompagné, et de savoir mettre en œuvre une stratégie à l’aune d’un territoire. Ces trois éléments d’une posture éducative qui ne soit pas une imposture est bien sûr un postulat d’efficacité, et donc de bonne utilisation des investissements publics, mais surtout le gage d’un mieux-être pour tous ces gamins perçus comme étant de nouveaux incasables.
Michèle Benhaïm, Les passions vides, Chutes et dérives adolescentes contemporaines, éd. érès, 2016
Xavier Bouchereau, La posture éducative, éditions érès, 2017
Guy Delhasse, Quatre saisons d’un éduc spé, T. 1 à T.3, éditions couleurs libres asbl, 2012
Fernand Deligny, 1960, Graine de crapule suivi de Les vagabonds efficaces, éditions Dunod, 2004
Jean-Charles Kraehn, Bout d’Homme, vol. 1 à 6, éditions Glénat
Rémy Puyuélo, préface à Un atelier théâtre en CMP de Gérard Chimisanas, ed. érès, 2015
Jean-Pierre Thomasset, Ces parents qu’on soutient, éditions érès, 2018
2 Replies to “Réinventer la protection de l’enfance”
Merci Didier pour l’écho que tu donnes à cet article et pour le plaisir partagé à faire la route avec toi sur ce chemin qui mène aux métiers de l’humain. Je reconnais un manque de moyen accumulé au fil du temps et de la recrudescence du délitement des processus éducatifs familiaux et sociétaux (que je définis trop rapidement comme étant « une carence de repères adultes ») et j’admets tout autant que les ressources budgétaires de l’Etat ou des collectivités territoriales sont limitées (sauf à s’accrocher à des discours idéologiques peu viables). Aussi mon engagement consiste-t-il à travailler à ce que les professionnels parviennent à rendre visible et lisible la complexité des compétences requises pour exercer au quotidien ces métiers de l’humain de sorte à rendre compréhensible par les financeurs cette exigence de moyens supplémentaires. Je sais me heurter à une culture du secteur revendiquant une « part d’ombre » et « d’invisibilité » pour nos métiers (cf. le commentaire de Etienne Liebig, L’aile de la libellule, dans le Lien Social spécial 30 ans); et dans l’introduction à Cent mots, j’ai dit et écrit combien cette part d’ombre était à l’honneur des éducs spé et des travailleurs sociaux mais combien elle contribuait aussi à leur vulnérabilité face aux décideurs. Pour obtenir ces moyens, nous, acteurs des métiers de l’humain, devons gagner le combat des mots et du temps, ai-je écrit dans l’un des articles de ce blog ; pour cela, je parcours les routes de France, de Suisse et de Belgique. Amicalement.