Sauver les métiers de l’humain

Sauver les métiers de l’humain

Vue du château d’Angers

Il faudrait être sourd pour ne pas entendre la grogne qui monte de l’ensemble des professionnels de la santé, de l’éducation et de la solidarité. Relève-t-elle purement d’un état d’insatisfaction existentielle ? Ou bien, plus gravement, révèle-t-elle une réelle difficulté à être et à se maintenir dans ces métiers de l’humain ? L’opportunité offerte de rencontrer des équipes de professionnels me fait dire qu’il y a encore de l’ingéniosité et du désir à être dans ces métiers ; en revanche, s’expriment avec une rare violence les doutes quant aux stratégies développées par les politiques sociales et les moyens déployés. Alors c’est vrai… il faut sauver les métiers de l’humain ! Pas seulement au non d’un quelconque corporatisme mais au non de tout ce qui fait de l’humain de l’homme, à savoir sa volonté de protéger les êtres les plus vulnérables. Mais il ne sera pas possible d’y parvenir si ne sont pas clairement identifiées les menaces qui pèsent sur ces métiers. J’en repère au moins trois : le libertarisme, l’immobilisme et l’insignifiance.

D’abord, il faut sauver les métiers de l’humain du libertarisme. Car celui-ci est non seulement un modèle économique mais il est aussi et surtout une vision politique qui sous couvert d’individualisme vise la fin de l’homme. Je l’interprète donc comme étant un courant idéologique pour lequel l’humain, loin de présenter une plus-value, est d’abord repéré comme étant un facteur à risque, et donc un obstacle à une organisation à « zéro défaut » et à l’accumulation des profits. De ce libertarisme découle le machinement des institutions de la santé, de l’éducation et du soin. Il faut donc s’opposer au libertarisme et à ses ravages… pour ma part, je m’y suis employé dès 1998 et la publication de Etre éducateur dans une société en crise. Mais, hier comme aujourd’hui, j’affirme que cela ne suffira pas. Car il faut sauver les métiers de l’humain de l’immobilisme, aussi. La survie de ces derniers ne sera possible que si les professionnels parviennent à se tenir en équilibre sur le fil qui sépare ceux qui, d’un côté, prétendent vouloir faire table rase du passé et ceux qui, de l’autre côté, font de ce passé un horizon indépassable. Dans cette perspective, seule l’appropriation d’une solide culture économique peut les aider à comprendre comment le modèle de l’entreprise d’économie solidaire peut prendre le relais du modèle de l’association, lequel a indéniablement fait ses preuves et acquis ses titres de noblesse mais dont le cadre ne suffit plus pour répondre aux enjeux et à la complexité de ces champs d’activité que sont l’éducation, le soin et la solidarité. Tout comme une solide appropriation de l’histoire de leurs métiers peut aider les professionnels à comprendre le changement de paradigme à l’œuvre dans les politiques sociales, et le passage d’une logique de la place assignée (topos) à une logique de l’opportunité saisie (kairos). Ainsi, contre tout immobilisme, seul un refus des crispations idéologiques peut autoriser les professionnels à comprendre en quoi « tout bouge et rien ne bouge » dans les métiers de l’humain.  Aussi, et pour finir, faut-il sauver les métiers de l’humain de l’insignifiance. Si les professionnels persistent à ne voir l’ennemi qu’à l’extérieur de leur propre communauté d’appartenance, s’ils n’abandonnent pas cette fâcheuse propension cultivée par eux  à sous-estimer ce qui fait la noblesse de leur art (à mésestimer, par exemple, la densité d’une présence sous couvert de la banalité des actes conduits au quotidien), s’ils ne s’attèlent pas rapidement à rendre lisible et visible par la maîtrise d’une grammaire et d’un lexique propres à leurs métiers  la dimension rationnelle pour ne pas dire scientifique de pratiques qu’ils s’évertuent à reléguer dans le registre de l’intuition  et si, enfin, ils ne prennent pas conscience de maintenir leurs métiers dans une histoire qui ne soit pas seulement une généalogie mais aussi une épistémologie… bref, si les professionnels ne procèdent pas à cet aggiornamento qui fera entrer leurs pratiques dans la complexité des temps présents alors ils ne pourront pas sauver leurs métiers.

Sauver les métiers de l’humain du libertarisme, de l’immobilisme et de l’insignifiance est la trame ayant servi à une conférence, intitulée Les métiers à l’épreuve du transmettre, tenue sur le site d’Angers de l’Arifts Pays de Loire à destination des formateurs de sites qualifiants.

2 Replies to “Sauver les métiers de l’humain”

  1. Bien sûr j’adhère à ces propos. Il faut ajouter la paupérisation des personnels, donc ce manque de reconnaissance des pouvoirs publics au regard de ces professions difficiles.

    1. Merci pour l’intérêt porté à ce site et pour votre commentaire. Il me semble que cette dimension de la « paupérisation des personnels », que vous évoquez, mérite une approche plus circonstanciée. La paupérisation frappe de plein fouet les métiers de niveau V qui, en dépit d’une formation de qualité et d’un quotidien professionnel compliqué, ne perçoivent pas en retour un salaire à la hauteur d’une reconnaissance méritée. Quant aux professions de niveau III, assistants sociaux, éducateurs spécialisés, éducateurs jeunes enfants, je maintiens l’idée qu’il leur appartient de hisser leur niveau de compétence et de porter eux-mêmes l’estime de leur métier à un niveau susceptible d’obtenir en retour des rémunérations comparables à celles de nos voisins européens. Il faudrait enfin dire deux mots à destinations des personnes recrutées en qualité de « faisant fonction » ou autres « emplois aidés »… Il me semble que de telles stratégies devraient demeurer vraiment exceptionnelles et absolument transitoires de sorte, et vous avez raison, à ne pas prêter main forte à une disqualification des métiers de l’humain.

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