Nous avons la chance de vivre une « apocalypse » !

Nous avons la chance de vivre une « apocalypse » !

Nous avons la chance de vivre une « apocalypse » ! Il n’y a nulle provocation dans cette affirmation dès lors que, à l’instar de Gérald Bronner dans son ouvrage intitulé Apocalypse cognitive (p.190), nous acceptons de considérer que le sens premier du terme apocalypse, celui auquel renvoie la racine étymologique grecque, sert à désigner un « dévoilement ». De sorte que, en même temps qu’il vient signifier une fin, le terme « apocalypse » donne à entendre la perspective d’un autre possible. Ainsi, et contrairement à ce que voudrait laisser croire l’accumulation et le martèlement quotidien d’informations catastrophiques, nous ne sommes pas confrontés à une « fin du monde » mais bel et bien à la « fin d’un monde » ; lequel monde est parvenu au bout du bout des effets autant bénéfiques que destructeurs accumulés par lui durant toutes ces dernières décennies.

De fait, les crises successives, économiques, financières, politiques, sanitaires, climatiques, etc., sont autant de symptômes d’un changement de civilisation. Et pour ne pas céder à la peur de l’incertitude ou à l’angoisse de l’imprévisible, il nous faut savoir dépasser l’impact émotionnel provoqué par l’accumulation de ces évènements afin de pouvoir accéder au sens de ce qui se trame.  Dès lors, de cet apparent chaos se dégagent deux points d’appuis sur lesquels faire peser les leviers d’une possible transformation du monde. Le premier est l’invitation faite à l’humanité de modifier son rapport à l’espace et au temps. Durant des millénaires, ce rapport à l’espace et au temps, les deux marqueurs forts de ce qui constitue l’humain de l’homme, a été façonné sur le mode de l’avoir. Il fallait « avoir de l’espace », fusse par des conquêtes exercées au détriment d’une autre partie de l’humanité ou, plus largement, au détriment du reste du vivant. De la même manière, s’est imposée l’idée qu’il fallait « gagner » sans cesse plus de temps quitte, au final, à sans cesse devoir en « manquer ». Cette fin d’un monde vient signifier le fait qu’il ne s’agit plus d’avoir de l’espace et d’avoir du temps mais d’être l’espace et d’être le temps. Être l’espace appelle l’humain à ne plus se considérer comme étant le propriétaire de celui-ci et de tout ce qu’il contient, mais d’en être un locataire à l’égal de tant d’autres espèces. Il ne s’agit plus d’être un occupant exerçant son droit de jouissance, mais d’en être un habitant participant de l’âme d’un ensemble. De même, il ne s’agit pas d’avoir du temps mais d’être le temps. A l’instar de ce que nous, éducateurs, agissons avec les personnes accompagnées lorsque nous faisons d’un instant partagé, et ce quelle que soit son amplitude, un moment venant s’inscrire dans la mémoire de celles-ci. C’est la somme de ces instants, parfois brefs mais souvent intenses, qui permettent de composer ou de recomposer une trajectoire de vie. Cette « fin d’un monde » signe la renonciation à posséder l’espace ou le temps de sorte à venir incarner l’espace et le temps.

Le deuxième point d’appui qui émerge du chaos ambiant tient à la prise de conscience du nécessaire passage d’une morale politique depuis des millénaires façonnée à la main du pouvoir et de ceux qui l’exercent à une morale politique au service du « prendre soin » et de ceux qui l’agissent. Force est de constater qu’au fil des siècles, la notion de « politique » a perdu de sa générosité initiale, celle du souci du bien commun, afin d’accroître la satisfaction égoïste de quelques intérêts particuliers. Cette apocalypse est l’occasion offerte de se déprendre des logiques de pouvoir afin d’entreprendre des stratégies du prendre soin. Ces dernières appellent à l’émergence de métiers, aussi nombreux que divers, dont la complexité des agirs et la spécificité des outils mobilisés échappent à quiconque s’arrête à l’apparente banalité des postures et des actes à produire. Nous sommes appelés à nous dresser contre un discours dominant qui s’évertue à ramener l’éducation à une simple affaire de bon sens, à réduire les métiers du « prendre soin » à une vulgaire « affaire de bonnes femmes », et à maintenir dans l’infantile les métiers de l’humain. Je reviens de dix jours passés dans une très belle région de France, le coffre de la voiture empli de quelques-uns de ces vins merveilleux et autres produits issus des terroirs locaux, et le cœur et l’esprit chamboulés par de magnifiques rencontres. Au cours de ces dix jours, j’ai partagé des instants de travail et de réflexion avec les trois promotions réunies d’éducateurs spécialisés d’un établissement de formation, avec l’équipe de cadres de direction d’une institution, avec les acteurs de proximité aux personnes accompagnées d’un Centre éducatif fermé (CEF), d’une Maison pour enfants à caractère social (MECS) et d’un institut médico-pédagogique (IME).  A cette occasion, j’ai pu arpenter les allées d’un établissement en compagnie d’une directrice capable de saluer par son prénom chacun des « gamins » croisés, et de qualifier d’extrêmement banal ce que je lui faisais remarquer comme devenu extrêmement rare. De la même manière, j’ai pu saisir cet instant où, lors d’une séance de travail, une autre directrice a pu laisser transparaître un moment d’émotion devant tous ses collègues cadres sans pour autant ni se sentir déstabilisée ni craindre d’être discréditée dans sa légitimité et son autorité.  Au cours de ce périple toujours, j’ai pu mesurer par la qualité des échanges partagés combien les professionnels du quotidien, qu’ils soient d’un CEF, d’une MECS ou d’un IME, pouvaient être d’autant plus sereins et au meilleur de leur capacité dans l’attention portée aux personnes accueillies que lorsqu’ils étaient reconnus et respectés dans leur expertise. Au cours de ces dix jours et l’assurance de ces constats, j’ai pu librement argumenter la complémentarité des savoir-faire techniques et des savoir-être pratiques dans l’organisation et la vie des institutions spécialisées ; alors que ces mêmes « savoir être » ont fait l’objet d’une décision visant à les exclure des référentiels métier et de formation d’éducateur spécialisé !

Aussi, je l’affirme de nouveau : la chance nous est donnée de vivre une apocalypse si, las des illusions nourries par un rationalisme poussé à l’extrême, nous cessons d’opposer les valeurs du management à celles de l’humanisme. Si, convaincus de devoir adopter une pensée complexe, nous nous déprenons d’une logique binaire fondée sur l’opposition exclusive de catégories telles que vrai/faux, bon/mauvais, beau/laid, etc. pour accueillir sans crainte les catégories intermédiaires telles que valable, acceptable, tolérable, etc. Autant de catégories de l’entre-deux qui, sous l’apparence du flou et de l’incertitude, portent avec elles les valeurs de l’humain.

photo : Les grands Soutiens du monde, statue en bronze d’Auguste Bartholdi à Colmar

One Reply to “Nous avons la chance de vivre une « apocalypse » !”

  1. Bonjour à vous et merci pour cette pensée. D’abord pour la joie d’oser rappeler la simplicité de goûter la vie. La vie qui malheureusement trop souvent devient survie sans partage.
    Il y a aussi le temps dans votre propos, celui de la maturation d’une affirmation pareille, depuis sa conception, jusqu’à son écriture. Dirions nous que l’Homme que vous êtes peut l’être plus que l’avoir. Voilà une perspective pour chacun.
    Et puis réside une question. Opposer (ou ne pas opposer) des valeurs entre humanisme et management, dirait un rapport entre ces termes et cette comparaison me dérange en ce que justement elle évoque un dualisme, sauf à mal comprendre le sens que vous exprimez ici.
    Managée et ou manageante, je n’ai jamais fait expérience de valeurs en management. Il y a des personnes qui incarnent plus ou moins d’amour dans la pratique, certes.
    Alors que citoyenne et humaine, je le suis et ce sentiment invite une ouverture à des valeurs dans une universalité, indépendante des personnes.
    Ne risque t-on pas à faire du nouveau monde un autre paradis déjà perdu, quand le management est intrinsèquement dépourvu de valeurs, en soi ! Ou pas ?

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