Dans l’agir éducatif, une hypothèse n’est ni une croyance ni une opinion
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Comment, seul ou en équipe, l’adulte éducateur s’y prend-il pour élaborer les décisions à partir desquelles il développe ses stratégies d’action, sachant que celles-ci (les décisions) comme celles-là (les actions) ont des conséquences cruciales sur l’existence des personnes accueillies et accompagnées dans le cadre de dispositifs spécialisés ? Telle est la question de fond qui court tout au long de l’essai de Laurent Puech intitulé Manuel du travailleur social sceptique ; lequel manuel avance en sous-titre une proposition elle aussi non dépourvue d’enjeux puisqu’elle prétend « déjouer les pièges de la pensée ». L’objectif est donc de taille!
D’autant plus, qu’il est dans la culture des éducs d’affirmer qu’il n’y a pas d’objectivité possible dans le domaine de la relation d’aide éducative et de soin. D’autant plus qu’il est courant de les entendre conspuer ces « réunions » où l’on parle sans fin pour rien dire et à la fois de se plaindre de l’absence d’espace-temps de concertation où il serait possible d’échanger sur les problématiques des personnes accompagnées. Loin d’être une contradiction, le paradoxe, ici, vaut comme étant le symptôme d’un obstacle épistémologique. En effet, si trop de réunions d’équipes sont devenues des caricatures de ce que devrait être un espace-temps d’écoute, de partage, de réflexion et de « disputatio », c’est-à-dire d’un échange d’arguments, c’est sans aucun doute parce que les métiers de l’éducation spécialisée ne se sont pas assez donné les moyens de penser à quel moment un avis cesse d’être une croyance ou une opinion pour devenir l’expression d’une « hypothèse ». Au regard de quoi l’essai de Laurent Puech se révèle être d’un apport non seulement utile mais presqu’indispensable.
« L’évaluation, cette mesure forcément approximative d’une situation, ne doit prendre en considération que des éléments objectivés… » (Puech, p.27). J’ai coutume d’affirmer que « si la rencontre est forcément subjective, en revanche le rendre compte est nécessairement objectif ». Là réside l’un des enjeux majeurs du processus de professionnalisation. S’intéressant à l’émergence d’une science médicale, dans Naissance de la clinique, Michel Foucault souligne le fait qu’il n’y pas de passage naturel conduisant du voir (les symptômes) au savoir (l’élaboration d’un diagnostic) ; que, et à l’instar d’une science médicale, ce maillage des deux domaines d’expertise de l’éducateur, le savoir agir et le savoir dire, est bel et bien l’enjeu de la clinique éducative. Un terme que d’aucuns aujourd’hui conspuent, jusqu’à l’exclure de la définition du travail social, et que beaucoup d’autres réduisent au seul sens de thérapeutique. La clinique est l’art d’élaborer des hypothèses qui certes « non démontrables » n’en demeurent pas moins « vraisemblables ». (Puech, pp.26-28). Là encore, les travaux de Michel Foucault nous sont utiles dès lors que nous nous intéressons au fondement épistémologique d’une science de l’éducation. Les catégories binaires et exclusives telles que celles du vrai/faux, bien/mal, beau/laid, etc., aptes à soutenir une logique de pensée dans le domaine des sciences dites pour le coup « exactes », ne sont plus opérationnelles dans le champ des sciences humaines. Il faut, comme le préconise Laurent Puech, savoir accueillir ces catégories du « vraisemblable », du « probable », de « l’acceptable », du « valable », du « raisonnable », etc. qui toutes, et une fois encore à l’opposé des catégories binaires, conservent en leur sein une part d’incertitude et d’imprévisibilité. Ici les analyses développées par l’auteur viennent contrer le processus de démolition systématique des métiers de l’humain entrepris depuis une quarantaine d’années.
« Les propositions faites ici sont probablement contre intuitives sur des sujets où progressent l’espoir fou du « risque zéro » (Puech, p.83)… et j’ajoute , pour ma part, où progresse l’espoir fou d’organisation à « zéro défaut ». Dès les années 60, Cornélius Castoriadis avait mis en garde contre les risques liés à une volonté de pousser à l’extrême des logiques de rationalisation dans tous les domaines de l’activité humaine. Au point de non seulement de ravager les métiers de l’humain mais de saper les fondements même des démocraties. Nous y sommes ! Pour autant, et comme j’ai pu le dire dans un précédent article, l’apocalypse que nous avons la chance de vivre est bel et bien la fin d’un monde et non pas la fin du monde. Dans l’aller vers un autre possible qu’ouvre cette époque de crises successives, le livre de Laurent Puech devient un bagage essentiel. Il vient rappeler que le scepticisme n’est pas un négativisme mais une méthode critique par laquelle des acteurs professionnels se donnent le temps et les moyens de collecter tous les matériaux susceptibles d’aider à la compréhension d’une situation avant que de projeter sur celles-ci leurs propres interprétations. Mobilisant son expérience du métier, Laurent Puech repère et décrit les biais de pensée dont les professionnels sont souvent victimes lors de l’évaluation d’une situation. Il montre comment les pseudos évidences, les raccourcis de pensée, les déductions hâtives, etc. parviennent à fausser les discussions et les décisions. Et la pertinence des propos conduira immanquablement le lecteur à porter un regard critique sur sa pratique ; de sorte que tout professionnel sortira forcément grandi de la lecture de ce petit essai. J’ajoute que celui-ci m’a permis de mettre un autre mot, celui de « zététique », sur cet « art de la différ[a]nce » que j’avais emprunté à Jacques Derrida (Gaberan, Cent mots). Et s’il me faut bien confesser ici une ignorance à l’égard d’un courant philosophique qui remonte pourtant à la pensée grecque classique du 3e siècle avant Jésus-Christ, il me faut admettre aussi que la valeur d’un ouvrage tient à sa capacité d’élargir l’horizon de la pensée. Et, puisqu’ils ne sont pas si nombreux que cela les acteurs professionnels qui sont à la fois les auteurs d’une réflexion sur les métiers de l’humain, il serait vraiment dommage de se priver d’une pareille contribution.
3 Replies to “Dans l’agir éducatif, une hypothèse n’est ni une croyance ni une opinion”
La clinique des espaces intermédiaires : les modes de création autour de la rencontre.
Bonjour,
Merci de l’intérêt porté à cet espace d’échanges et de réflexions. Je valide votre message… mais peut-être pouvez-vous nous en dire un peu plus. Tel quel, il est difficile de prendre la mesure de ce que vous souhaitez évoquer. Cordialement
Le passage par et intéressant car il rappelle que même s’il s’agit d’un avis ou d’un point de vue personnel il s’agit de l’étayer et ensuite d’aller vérifier cette hypothèse. Cela favorise à mon avis des réunions professionnelles ou la parole peut s’engager avec la responsabilité de son auteur.