Il était une fois… un éduc !

Il était une fois… un éduc !

« C’est pas possible comme cette gamine de quatorze ans peut m’énerver ! Arrivée à sept ans, elle vit avec nous depuis déjà longtemps. Son histoire est lourde. Elle semble avoir tout oublié, comme si, lestée de souffrance elle restait au fond d’elle-même et ne bougeait plus. Certains enfants ont le génie en quelque sorte de vivre à côté d’eux-mêmes. Ce sont des enfants « comme si »… (Jean Cartry, Cahier du soir d’un éduc, p.6).

« Pierre vient de sortir de prison…Cet homme qui sort fut, pendant des années, chez nous, un jeune garçon chaleureux, explosif perturbé par des parents fous et gravement toxiques. Entre deux portes, au moment des rencontres enfant-parents, ces derniers ne manquaient jamais de lui murmurer : « On va te reprendre… » Pierre s’accrochait à cette promesse récurrente, repartait chez lui, recevait des coups, nous appelait la nuit au téléphone et demandait au juge des enfants de revenir chez nous. »… celui-là qui sort de prison, il est seul…Au monopoly des choses de la vie, retour à la case départ… » (Jean Cartry, idem, pp.20-21). J’ai eu envie de relire ces pages, ainsi que quelques autres, et de les partager autant avec ceux qui les auraient déjà lues qu’avec ceux qui ne les connaîtraient pas encore. Avec sa femme Janine et leurs enfants, Jean, éducateur spécialisé de formation, a exercé pendant quarante années le métier de famille d’accueil. Grâce à cette expérience adossée à une solide culture intellectuelle, il reniflait mieux que quiconque la fragilité des êtres dont les trajectoires de vie avaient été impactées, souvent de manière très précoce, par des événements de nature traumatique. Jamais, durant tout le temps où lui et moi avons cheminé ensemble, côte à côte par nos chroniques dans Lien Social, je ne l’ai entendu douter de son métier, et encore moins de son utilité, en dépit de la complexité des situations rencontrées, des obstacles et des embûches. Sa « prise de recul » à lui (un propos communément formulé par les éducs) consistait, au contraire, à faire un pas en avant à chaque fois que surgissait une déconvenue. Maintenir la présence. Tenir malgré tout. Demeurer un repère. Sa posture et son engagement puisaient à une autre source que celle des logiques rationalistes contemporaines pour lesquelles l’efficacité d’un accompagnement éducatif se calcule en mesurant l’écart entre le comportement à J + 6 mois de prise en charge (voire +12 par la clémence d’un jugement) et le comportement à J, le jour de l’arrivée.

Jean était un éduc de « l’ancienne génération », comme cela se dit banalement aujourd’hui. Entendre et comprendre que, d’après ceux qui clivent aussi facilement l’ancien et le nouveau, Jean aurait été incapable de comprendre les évolutions des temps présents et que sa posture et ces méthodes seraient devenues totalement obsolètes. Pour ma part, un éduc de « l’ancienne génération » moi aussi, je rejoindrais avec allégresse le club des « fossiles » si n’était le constat de l’état de déliquescence dans lequel se retrouve l’éducation spécialisée, et du désarroi voire de l’impuissance des professionnels confrontés à la violence des passages à l’acte des gamins accompagnés ; lequel niveau de violence, sans n’avoir rien de « nouveau », se révèle être d’autant plus insupportable qu’il vient surprendre et déstabiliser une société désormais habituée à son confort et à sa morale (*).  Car, même si elles sont de nature différente (par exemple, hier le conflit armé d’une seconde guerre mondiale et aujourd’hui une guerre économique livrée sans merci), les causes de la souffrance des gamins d’aujourd’hui sont les même que celles de ceux d’hier ! Les passages à l’acte des gamins d’aujourd’hui ont la même valeur de symptôme que les passages à l’acte des gamins d’hier ! Et hier comme aujourd’hui, permettre à l’enfant de rejaillir de dessous le gamin ou parvenir à accéder à l’être par-delà le paraître requiert la même qualité de présence de la part d’adultes éducateurs ; lesquels, pour qu’ils puissent reprendre la main, devraient d’abord être restaurés dans leur autorité et, ensuite, être respectés dans leur capacité à se saisir d’outils ayant fait la preuve d’une efficacité dans leur métier. Même si, comme tout métier, celui-ci, pour survivre à lui-même, doit savoir s’adapter à l’évolution des mœurs et savoir incorporer à son corpus théorique des connaissances nouvelles. Jean était lucide sur l’évolution du monde en général et sur l’évolution de l’éducation spécialisée en particulier. Contrairement à ceux qui proclament que pour être progressiste il faut savoir faire table rase du passé, il savait que la pertinence d’un agir tient à la permanence des valeurs qui le motive. Avec lui, je partage l’idée que seul le respect de la mémoire permet d’aller de l’avant sans renier l’avant. C’est vrai pour le métier! C’est vrai concernant les gamins accueillis…

Jean est décédé le 29 avril 2018. Sa pensée demeure…

(*) Jacques Ladsous, autre grande figure de l’éducation spécialisée en passe d’être oubliée, évoquait avec moi la situation de ces gamins ayant été témoins voire acteurs forcés d’acte abominables qui, au lendemain de la Libération, arrivaient en centre d’accueil avec des armes de guerre dans les poches.

N.B. : Les ouvrages de Jean Cartry sont édités chez Dunod.

One Reply to “Il était une fois… un éduc !”

  1. Bonjour
    Je suis éducatrice spécialisée depuis 30 ans MECS puis placement externalisé. Je suis tellement d accord avec vous les gamins du début de ma carrière et ceux d aujourd’hui sont les mêmes. Ce sont les professionnels qui ont changés les formations de ces professionnels. Désormais on doit faire des DIPEC , PPJ . Mais avant on bossait aussi pour les accompagner sans la traçabilité et l ordi… croire en l être humain et sa capacité de changer, c est ma devise. Alors le psy me dit : il faut parler de placement à mme X … et la il me dit : on peut parler de toi ? Qu’est-ce qu’il t arrive ? Mais putain j y crois encore à sa capacité de changer.. laissez moi le temps. Le temps de lui expliquer le temps de l amener aux changements. L humain se perd avec des objectifs des besoins ! Ils ont perdus leur croyance et je suis déstabilisé car moi je crois en l humain !

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