« Un homme, ça s’empêche »

« Un homme, ça s’empêche »

La phrase est d’Albert Camus… Au petit matin, lors de la relève des sentinelles situées en avant-poste, deux soldats français découvrent les corps de leurs camarades égorgés et émasculés, leur sexe fourré dans la bouche. Convoqués par l’horreur, l’un dit toute sa révolte face à l’insupportable tandis que l’autre trouve encore une justification à ces actes extrêmes. Cette tension entre les deux hommes, entre le refus ou la compréhension de l’inacceptable, mise en scène dans les toutes premières pages du récit Le premier homme (p.66), aura été le fil conducteur de la vie et de l’œuvre d’Albert Camus. Jusqu’à cette conférence à l’université de Stockholm à la suite de laquelle l’opinion retiendra ce propos apocryphe : « entre la justice et ma mère, je choisis ma mère ».

Autant Albert Camus s’était tôt élevé contre les excès d’une colonisation passée aux mains des grands propriétaires et se positionnait en faveur d’une autonomie d’un territoire administré et géré par les populations autochtones, autant il condamnait avec la même ferveur les attentats commis à l’encontre des civils. Tournant le dos au principe selon lequel la fin justifierait les moyens, il sera sans doute l’un des tout premiers à refuser le cynisme qui deviendra la marque de fabrique du XXe siècle. Plaçant l’intérêt pour la justice au même niveau que l’amour pour sa mère, Albert Camus, fidèle à l’humaniste révélé par ses essais et ses romans, témoignait ainsi de la complexité de l’humain. A la différence d’une rationalité binaire pour laquelle il n’y a pas d’alternative entre le bien ou le mal, le beau ou le laid, le vrai ou le faux, etc., ses écrits appellent à réfléchir des catégories plus instables, telles que le vraisemblable, l’acceptable, le tolérable, etc. parce que plus propices à accueillir l’incertitude et l’imprévisible propre à l’humain. Or, et c’est bien la motivation ayant poussé la rédaction de cet article, je retrouve cette phrase de Camus, « un homme ça s’empêche », mobilisée dans un écrit venant en soutien de ceux qui se prévalent d’une rationalité sans ambiguïté, de ceux pour qui le mot « science » est encore synonyme de « certitude » et, au final, de ceux qui font de la déshumanisation de la relation d’aide sociale, éducative et de soin la preuve d’un progrès dans les métiers du travail social. Pour tous ces gens-là, l’humain ça s’empêche…

Bien sûr que l’idéologie libertarienne (néolibéralisme), émergeant aux Etats-Unis dès le début des années 50 en contre-point de la guerre froide et séduisant les politiciens ou théoriciens de droite comme de gauche jusqu’à devenir triomphante en France dans les années 80, a sa part de responsabilité dans la destruction systématique opérée sur les métiers de l’humain; à savoir ceux de la santé, de l’éducation et de la solidarité. Il fallait et il faut encore le combattre (Gaberan, 1999). Mais le refus de ce qui fait l’humain de l’homme, colonne vertébrale d’une idéologie selon laquelle l’humain loin d’être une ressource est le principal facteur à risque dans les organisations, a opéré sa part de ravages avec une efficacité au moins égale sinon plus que les réductions budgétaires. La logique de la cybernétique appliqués aux théories des organisations a conduit à la production de modèles de gouvernance machinique (zéro défaut), n’acceptant aucun droit à l’erreur sauf à repérer un manquement à l’usage des procédures recommandées et donc à dénoncer un forcément coupable (tolérance zéro).  La suppression des « savoir-être » des référentiels métiers et de formation des professionnels de niveau 6 (éduc, spé, assistants sociaux, éducateurs jeunes enfants, éducateurs techniques spécialisés, conseillers en éducation sociale et familiale) est le point d’orgue de cette entreprise de déshumanisation de la relation d’aide. Elle a été et elle demeure l’ultime atteinte, parce que symbolique, portée à l’encontre des métiers de l’humain. Alors que partout ailleurs, dans tous les autres champs des activités humaines, les soft skills sont repérés comme étant les compétences à valoriser, ces derniers sont expurgés des champs d’activité dont ils sont l’essence. Suscitant chez les professionnels la plus grande perte de sens jamais connue dans l’histoire de leur métier. Mais le plus inquiétant sans doute, c’est que ceux qui ont validé la suppression des savoir-être, en collaboration avec les services de l’Etat (la DGCS), sont les mêmes qui participent aujourd’hui encore aux plus hautes instances représentatives des métiers de l’éducation spécialisée et du travail social.

Comme j’ai déjà pu l’écrire, c’est donc bien à une apocalypse à laquelle nous sommes conviés de participer ; c’est-à-dire à la fin d’un monde, parvenu au bout du bout du meilleur comme du pire qu’il a su produire, et à l’émergence d’un autre monde, dont les contours sont à réinventer. Pour cela, il ne s’agit pas de faire table rase du passé mais, premier travail aussi exigeant qu’éreintant, de s’émanciper de façon critique des idéologies ayant impressionné autant par leur nouveauté que par leur emprise sur les esprits tout au long du XXe siècle. Il faut s’engager de manière résolue sur cette voie d’une pensée complexe si génialement popularisée par Edgar Morin, et dont quelques faux-culs feront d’autant mieux l’éloge funèbre qu’ils se gardent bien d’en appliquer les principes.  Il faut, dans l’histoire des sciences, ouvrir un nouveau chapitre débarrassé une bonne fois pour toute d’une représentation obsolète de ce qui serait scientifique ou pas afin de donner aux sciences humaines la place qui est la leur ; ni en dessous, ni au-dessus, juste à côté de toutes les autres. Il faut retrouver l’âme des métiers de l’humain, enfouie sous les doutes mais jamais perdue, et pour cela faire preuve de créativité. Nous avons les moyens de bâtir une science de l’éducation non pas fondée sur une logique de la preuve mais une logique des coïncidences, de formuler des hypothèses d’action qui ne soient pas seulement des opinions, d’adopter un vocabulaire technique qui ne soit pas la compilation de termes jargonnés… Parce qu’il était certain des capacités de l’homme à produire le pire, certes, mais le meilleur, aussi, Albert Camus avait foi en cette humanité… la nôtre.

2 Replies to “« Un homme, ça s’empêche »”

  1. Bonjour,
    A votre avis, pourquoi les personnes qui participent aux plus hautes instances représentatives des métiers de l’éducation spécialisée ont décider de supprimer les savoirs être des référentiels métier ?

  2. Sur les savoirs être …. Il y a débat de mon point de vue. Le savoir être en soi n’existe qu’à partir de « normes de références » qui sont la plupart du temps celles des dominants. Pour autant la suppression évite de savoir et justifie au final l’imposition de « savoirs être implicites » tout aussi normés et normatifs ….. On est finalement à croire être alors que pour paraphraser Fromm on est devenu des être définis par l’avoir. Pour le reste je partage votre point de vue.

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