L’éducation inclusive
Il ne fait nul doute que les lecteurs de L’éducation inclusive, un processus en cours, publié aux éditions érès, sauront rapidement se saisir des enjeux éthique, politique et praxéologique de l’ouvrage de Magdalena Kohout-Diaz, enseignante et chercheure à l’Ecole supérieure du professorat et de l’éducation d’Aquitaine (ESPE, Bordeaux). Un enjeu éthique dès lors que l’auteure émet rapidement le postulat selon lequel une différence (dans la mobilité physique, dans la capacité cognitive, dans le comportement, etc.) ne peut plus être considérée comme étant, à elle seule et comme par nature, un obstacle au devenir Sujet de la personne. Un enjeu politique puisque, selon l’auteure, il s’agit de peser de façon citoyenne en faveur de l’accès de « chaque un » aux droits universels reconnus et accordés à tous. Un enjeu praxéologique, enfin, puisqu’il s’agit de ne pas faire de l’inclusion une vaine intention mais bien un déploiement de stratégies adaptées et mises en œuvre de façon singulière afin de permettre à la personne d’être actrice de sa vie. Dès lors nul ne songera à reprocher à l’auteure ces « quelques points aveugles », dont elle s’excuse dans sa toute dernière phrase ; lesquels, dit-elle, sont « constitutifs de toute subjectivité » et « autant de sujet qui se proposent au débat. » (p.131). Car les propos de l’auteure vont en faire naître forcément… des débats.
En effet, l’éducation inclusive doit être l’occasion de se démarquer des méthodes de diagnostic dont la première conséquence, voire la première finalité, est la catégorisation des personnes. Et l’auteure a raison de dénoncer à maintes reprises l’importance sinon l’exclusivité donnée de nouveau aux nosographies médicales et neurobiologiques, lesquelles, par leur aspect scientifique, exercent un attrait voire une fascination sur les enseignants qui se retrouvent paradoxalement dépossédés de leur propre expertise. Sur tous ces points, celui de la non catégorisation des personnes accompagnées et celui de la reconnaissance de l’expertise propre des acteurs de proximité, je suis en accord avec l’auteure. En revanche, là où s’ouvre un premier débat, me semble-t-il, c’est le retour d’une tendance, d’autant plus forte qu’elle est ancrée dans une certaine culture des métiers de l’éducation, de se passer de toute démarche diagnostic sous prétexte d’un risque d’enfermement de la personne dans ses symptômes. Il n’est pas rare d’entendre les professionnels soutenir l’idée selon laquelle ils entendent se faire seuls et en priorité leur propre avis sur la personne… Or, il me semble que l’efficacité de l’inclusion va dépendre, en partie et en partie certes, de la qualité d’un diagnostic partagé entre tous les acteurs concernés, dont la personne intéressée.
Se revendiquer d’une éducation inclusive suscite immanquablement ce deuxième sujet de débat qu’est l’existence en France d’une forte filière d’éducation spécialisée et, par conséquence, de son maintien ou non. Le débat n’est pas nouveau ! Et l’auteure a sans doute quelques bonnes raisons de revenir à plusieurs reprises, et notamment page 49, sur le caractère qualifié de « ségrégatif » des politiques sociales en France du fait de l’existence de ces filières spécifiques. Faut-il dès lors les supprimer ? Là surgit le débat. Un débat d’autant plus sensible et urgent que sous couvert de ce qui est appelé un mouvement de « désinstitutionnalisation », prôné tant par quelques organismes internationaux que par des acteurs nationaux, s’avance l’opportunité pour les pouvoirs publics de procéder à des coupes budgétaires. Et ne viendraient s’opposer à de tels choix quelques intérêts géopolitiques locaux assortis de quelques enjeux de pouvoir, que l’occasion serait vite saisie pour faire des économies. Sur le dos du handicap et de l’éducation inclusive, assurément ! Dès lors le débat prendrait une toute autre tournure si l’éducation inclusive et l’éducation spécialisée n’étaient pas pensées dans un rapport exclusif l’une de l’autre. Ce débat serait l’occasion offerte aux professionnels de l’éducation spécialisée de penser leur pratique au regard d’un changement de paradigme des politiques sociales et d’un glissement d’une logique de la place assignée, selon un diagnostic posé de façon ségrégative, à une logique de l’opportunité saisie, en fonction d’un pronostic établi au regard du potentiel des personnes accompagnées. Parallèlement, ce débat sur l’éducation inclusive serait un appel adressé aux professionnels de l’éducation nationale pour qu’ils prennent appui sur leurs collègues de l’éducation spécialisé afin de travailler de concert. La tache qui s’annonce est rude; et elle fait d’ores et déjà sourire certains. Mais peu importe, d’autres y croient (p.115).
D’autant plus que l’éducation inclusive ne repose pas, comme le suggère l’auteure, sur une « nouvelle anthropologie » dont quelques philosophes modernes, tels Emmanuel Lévinas et Paul Ricoeur seraient les figures de proue (p. 102). Il me semble, au contraire, que l’éducation inclusive est à la fois un moment de continuité et de rupture dans cette longue marche de l’humanité vers elle-même dont l’impulsion est donnée par la protection des plus faibles. L’anthropologie signe l’instant où l’animal humain tourne le dos à la bestialité par le renoncement au seul droit du plus fort. Et c’est bien parce qu’il y a continuité, dans les valeurs humanistes, et rupture, dans les stratégies d’action, que ce paradigme de l’éducation inclusive prend place dans une épistémologie de l’éducation spéciale. La réflexion me paraît d’autant plus importante que le point de rupture opère à partir d’un retour à cette notion fondamentale du désir, comme moteur du grandir, en lieu et place du besoin, comme vecteur de socialisation (p. 105). De la même manière, et de façon parallèle, la continuité opère à partir de la prise en compte de la singularité. La méthode ne date pas d’hier puisque, concernant la situation de « l’enfant sauvage de l’Aveyron », elle conduit Jean-Marie Gaspard Itard, l’élève, à être d’accord avec le diagnostic posé par Philippe Pinel, le maître, mais elle pousse le même Jean-Marie Gaspard Itard à formuler un autre pronostic que Philippe Pinel. A cet égard, le film L’enfant sauvage de François Truffaut met bien en scène de façon mythique cet instant fondateur de l’éducation inclusive. Discutant tout deux derrière une vitre, Pinel et Itard étant d’accord sur la similarité des symptômes de l’enfant sauvage avec ceux de Bicêtre, Itard n’en conclut pas moins à la curabilité de ce dernier au regard de l’histoire singulière qui est la sienne. Il initiait ainsi, par ce geste, ce que les tenants de l’éducation inclusive revendiquent aujourd’hui : à savoir le refus de se laisser enfermer dans une approche purement nosographique de la différence.
L’ouvrage de Magdalena Kohout-Diaz est à lire. Non seulement à lire mais à travailler et à discuter. Certes la compréhension de certaines phrases ou la lecture de certaines pages sont rendues inutilement compliquées par un usage fréquent de termes peu familiers et par une surcharge de références. Mais était-il possible de faire autrement ? Je ne sais pas… et je me garderais donc bien de jeter la première pierre. D’autant plus que, et je l’affirme de nouveau, la lecture de cet ouvrage reste incontournable pour, comme le dit l’auteure, bien prendre la mesure de « la profonde mutation qui s’empare de l’éducation et de la formation » (p.122).
4 Replies to “L’éducation inclusive”
Et bien le chemin va être long…Comment sortir de ce paradigme qui enferme les personnes dans des catégories de public, alors que les politiques au contraire font barrage aux structures ou associations qui essayent d’innover, d’inventer, d’adapter l’environnement pour que chacun trouve sa place en gardant ses singularités ?
Ce qui se passe aujourd’hui pour certaines associations qui accueillent un public qui ne trouve pas sa place dans des cases pré établies est très grave !
Je parle de ce que je connais, la grande précarité, l’accueil dit « inconditionnel » (quelle belle blague d’ailleurs). Les centres d’hébergement qui accueillent les plus précaires d’entre les précaires, « les incasables » ou plutôt je dirai ceux qui ne rentrent pas dans les cases ; trop « psy » pour un CHRS mais pas assez « atteints » pour un FAM, trop jeune pour une RPA mais pas assez autonomes pour une maison relais, pas assez en bonne santé pour prétendre à un réinsertion pro, trop désocialisés pour entrer en établissement médico sociaux !!!
A la question, (posée à un représentant de l’état), si un chrs n’a pas vocation à accueillir ce type de public, alors où iront-ils ??
Réponse : en HP ou Ehpad mais pas chez vous (CHRS) chère Madame !
Et tout ça pourquoi ? pour tuer à petit feu les structures qui tentent de donner une place à ces personnes. Alors ils imposent des coupes budgétaires et les structures mourront à petit feu, les professionnels subiront les burn-out et les licenciements et le pire de tout, les personnes concernées se retrouveront dans la rue, ballotée d’un dispositif d’urgence à un autre, pour les plus fragiles la maladie et le vieillissement précoce auront raison d’eux !
Désolée, je suis très en colère….
Bonsoir, je suis éducateur spécialisé travaillant en centre de jour avec des personnes adultes en situation de handicap mental, cette question de l’approche d’une personne, de sa considération se pose encore et toujours. Certains de mes collègues diront qu’il vaut mieux connaitre d’abord l’ensemble des problématiques d’un individu qui sont rédigées par d’autres professionnels avant de rentrer en relation pour être adéquat. D’autres me disent que la relation, la rencontre et la co- construction de celle ci est à privilégier, que seule cette approche permet de mettre de côté (un peu) les asymétries dûes aux statuts voire aux rôles de l’éducateur. J’ai essayé de me frayer un chemin de la « bonne approche » au travers de ces points de vues et partages, ce que j’en ai compris c’est que l’accueil, la présentation de la nouvelle personne avec laquelle je vais devoir rentrer en relation conditionne, impacte sur la manière avec laquelle je me sent le plus à l’aise pour rentrer en relation. Alors quand j’entends parler d’inclusion je me questionne et me focalise plus sur l’environnement, la manière dont on en parle, la présentation et bien sûr la volonté et la compréhension des acteurs de celle ci car à mes yeux le débat sur le modus operandi de ce qui est au final normal est plus à centrer sur ceux pour qui l’inclusion est une terre inconnue qui génère de la peur ou de l’incompréhension face à un bouleversement des pratiques. Ce qu’il me paraît essentiel au dela des moyens, du temps nécessaire, de la faisabilité, de la politique c’est d’être inconditionel quant à la place que se doivent d’avoir les plus vulnérables d’entre nous dans notre quotidien. C’est certes utopique ou tout ce que l’on veut, mais je suis certain d’une chose, sans cette inconditionalite tout pourras toujours être remis en question en particulier, avec toujours de très bons arguments, la place des personnes en marge volontairement ou non, des personnes vulnérables à différents degrés. Alors l’inclusion n’est pas à faire, elle est un terme à oublier comme quelque chose faisant partie du passé, d’une phase de construction l’humanité, enfin je crois. Merci beaucoup Philippe pour questionner, ouvrir le débat et finalement apporter de nouvelles perspectives à ceux qui comme moi, parfois ou souvent, en manque.
J’aime bien ce que vous dites et tant mieux si vos propos portent la marque d’une certaine forme d’utopie : un accueil inconditionnel de l’autre dans ce qui le fait être à la fois même et différent. Parce que, au fond, c’est bien de cela dont il s’agit : du déplacement du curseur dans l’acceptation d’une différence ne valant plus pour une exclusion. La différence, qui hier encore était souvent renvoyée vers la monstruosité et qui aujourd’hui demeure supportée par la solidarité (laquelle est déjà mieux que la charité), deviendra demain une normalité.